Les poules de Doucinde.

         Dans nos campagnes, au milieu du siècle passé, toutes les familles élèvent des animaux de basse-cour : poules, lapins, canards, pigeons, cochon,  parfois même des chèvres ou des moutons.  Il faut se souvenir que nous sommes dans l’après-guerre, la profusion de tout résultant de l’excès de production n’arrivera que bien plus tard. Cet état de fait conduit à donner aux choses une valeur bien différente de ce qu’elle a aujourd’hui. Un paquet de café était plus rare et donc plus cher qu’un bon gros coq. Par ailleurs, les villageois se côtoient beaucoup, ils s ‘entraident, s’offrent les excédents du jardin, attendent ensemble les commerçants ambulants, connaissent l’histoire de chaque famille sur plusieurs générations, partagent  les mêmes difficultés, font souvent le même métier. Tout ceci pour dire que prendre un poulet ou un lapin dans le poulailler ou le clapier de quelqu’un d’autre  n’est pas passible des Assises, pas même d’une plainte au commissariat. Le mot de « vol » paraît presque trop fort pour qualifier l’emprunt d’une volaille qui ne vous appartient pas. Combien de fois nos aînés nous ont raconté avoir pris chez Pierre ou Paul une pintade, un coq ou un lapin pour faire la fête.

Si j’ai pris un peu de temps pour décrire le contexte, c’est pour mieux faire comprendre l’idée saugrenue qui, un jour, a traversé nos cerveaux d’enfants en quête d’aventures. Nous étions quelques-uns dont la liste complète m’échappe, mais je peux sans grand risque citer Michel et Serge, Jean-Claude, Jean-Marie, peut-être Jacques, et moi. Nous traînions désœuvrés dans les rues du village quand, arrivés devant le château, l’un d’entre nous dit : « On pourrait prendre une poule de Doucinde dans le poulailler de Martin pour faire ‘’à manger ‘’ dans la cabane ». L’idée lancée n’a pas séduit tout de suite. Quelques craintes ont été émises par les moins téméraires évoquant le risque d’un flagrant délit. Les « pour » sont allés vérifier que les Martin n’étaient pas dans leur château, que personne ne travaillait aux alentours, et ont fini par convaincre les réticents, en rappelant les exploits si souvent vantés par nos aînés dans ce domaine.

Serge Canet et André Ricard sur sa moto devant le château des Martin à Caunas

Gonflés à bloc et émoustillés par le côté risqué de l’aventure, nous voilà partis, accroupis et sur la pointe des pieds, vers la porte d’accès du jardin situé à l’arrière du château, là où se trouvait le poulailler. Si la porte en fer forgé n’était pas verrouillée, le bruit qu’elle fit en tournant sur ses gonds, nous parut sinistre et assourdissant, à tel point que nous sommes restés tétanisés un bon moment. Quand le calme fut revenu, notre rythme cardiaque retrouvé, nous avons pénétré furtivement dans ce jardin d’Eden bien embroussaillé jusqu’au grillage qui emprisonnait et protégeait la volaille. Le plus dégourdi et le plus expérimenté du groupe est entré dans l’enceinte grillagée, il a repéré sa victime d’un rapide coup d’œil et s’est précipité sur elle pour la saisir. Cette action subite a eu pour effet de semer la panique parmi les pensionnaires du poulailler qui poussaient des cris de terreur, volaient dans tous les sens en perdant leurs plumes. Nous étions tellement affolés par le vacarme produit que notre seule préoccupation était de quitter au plus vite cet endroit inhospitalier. Dans la précipitation je n’ai pas eu le temps ni l’envie de savoir si le poulet visé avait été capturé. Par contre, je me souviens très bien des cris de Doucinde qui, alertée par je ne sais quel moyen, s’agitait comme un diable en venant à notre rencontre et nous barrait le chemin en écartant les bras pour nous empêcher de fuir. Je me revois encore devant cette femme en colère, vociférant des mots incompréhensibles car il faut préciser que Doucinde Gago est d’origine espagnole. J’ignore comment cette famille est devenue « le ramonet » de la propriété des Martin vivant principalement à Colombières dont Alphonse Martin (appelé le vieux Martin à Caunas) était maire. Dépités, honteux, imaginant les foudres familiales qui allaient s’abattre sur nous quand l’affaire arriverait aux oreilles de nos parents, nous avons quitté le théâtre des opérations chacun de son côté pendant que Doucinde inventoriait et réparait les dégâts.

Le lendemain tout Caunas ne parlait que de ça. Doucinde a téléphoné aux gendarmes, qui sont venus sur place faire leur enquête. Dans sa déclaration, après la description détaillée du préjudice, elle a cité les enfants voleurs de poules qu’elle a reconnus. Par bonheur mon nom ne figurait pas sur la liste. Dans cette affaire, qui se terminait plutôt bien pour moi, je pense que les conséquences se sont limitées à une bonne « engueulade » pour mes compagnons d’infortune. Le plus important, à mes yeux, c’est ce qui restera dans les mémoires, une belle histoire à raconter pour conserver une image sur la façon de vivre dans notre village à cette époque. Ce petit récit est comme une photo que l’on conserve, peut-être pour freiner un peu le temps qui passe.

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