Quand la religion sortait de l’église

  Enfant, j’étais acolyte comme tous mes camarades de la même tranche d’âge. C’est-à-dire que nous assistions le prêtre pendant les offices : messe du dimanche et jours de fête mais aussi les vêpres à Pâques et Noël. L’acolyte, revêtu d’une aube blanche, se tenait près de l’autel et au signal du prêtre venait lui prêter main-forte ou agitait la sonnette conformément aux instructions données pendant la formation. Au début des années 50 nous avons reçu un habillement religieux spécial pour les grandes fêtes. Il était composé d’une soutane bleue, d’un surplis blanc, d’une courte cape bleue boutonnée sur le devant et couvrant les épaules jusqu’aux coudes, d’une grosse médaille accrochée à un large ruban et d’une calotte bleue. Quand il m’a vu dans cette tenue, Léonce Colombier m’a surnommé saint-Antoine. Comme nous devions revêtir cet uniforme à la maison, les jours de grande cérémonie, le centre du village était parcouru par un si grand nombre de soutanes que la place ressemblait à la cour de récréation d’un séminaire. Les vieux, goguenards, se moquaient de nous en nous traitant de « pitchou curat ».

   A Pâques, après la messe, Monsieur le curé Barthès de St Martin, qui à cette époque assurait le service religieux de notre paroisse, invitait tous les hommes à boire le verre de l’amitié, dans une des caves voûtées entre la cure et l’église. Il faut dire que les viticulteurs lui donnaient, au moment des vendanges, du raisin blanc bien mûr, essentiellement du cépage de Clairette. Ce raisin, Monsieur le curé le faisait sécher à plat, sur des feuilles de journaux à même le sol dans les pièces vides de la cure inoccupée, en prenant grand soin de bien séparer les grappes pour éviter que les grains ne se touchent. Cette précaution permettait la concentration du sucre sans courir le risque du pourrissement. Quand la peau du raisin était ridée, il procédait à la vinification en faisant lui-même un vin blanc naturel qui lui servait pour la célébration de la messe mais aussi à offrir un verre à ses ouailles. Il était bon le « petit blanc » du Père Barthès, il ressemblait à ce qu’on appellerait aujourd’hui les « vendanges tardives ». Notre bon vieux curé devait le consommer avec modération car il se déplaçait sur une moto noire « hors d’âge » comme certaines bouteilles qu’il conservait bien cachées dans sa cave.
S’il partageait des bons moments avec la plupart des villageois, catholiques dans leur grande majorité, il participait aussi à leurs difficultés. Il n’hésitait pas à rendre visite à une personne malade et bien sûr, la famille d’un mourant faisait appel à lui pour administrer « l’Extrême Onction » dans les cas désespérés. Pour cette dernière démarche, il se faisait accompagner souvent par un acolyte.

   Dans notre région il arrivait parfois que la sècheresse menace les récoltes vers la fin de l’été malgré la procession effectuée, pour « Les Rogations », censée favoriser les récoltes. Les paroissiens faisaient alors appel à Monsieur le curé pour implorer le ciel de leur venir en aide. Si l’alerte paraissait sérieuse au Père Barthès, il décidait de faire une procession adaptée à l’importance du phénomène. Dans le cas de sècheresse extrême on allait jusqu’à la croix d’Alader située à 2 kilomètres du village, sur le chemin qui va du cimetière au Mas de Calvet sur les rives du ruisseau de Vernoubrel entre Prades et le Mas Blanc. Cette croix perdue, loin de toute habitation, se trouve sur le point le plus haut de ce chemin qui contourne Caylus. Si cette tradition s’est perdue avec le départ en retraite de notre vieux curé, je crois me souvenir que ces pèlerinages produisaient souvent l’effet attendu. Je ne vois que deux explications à ce résultat : Dieu existe vraiment ou notre curé consultait la météo.

   Dans ses souvenirs d’enfance, qu’il faut lire ou relire sur le site des Amis de Lunas, Léon Commeignes nous raconte les manifestations religieuses qui se produisaient dans les rues de Lunas.

   A Caunas, pour la « Fête Dieu », les villageois montaient 3 ou 4 reposoirs. Je me souviens seulement de celui situé sur la place près de la croix de mission et de celui installé devant la cave d’Emile Jourdan. Les rues conduisant à ces reposoirs étaient nettoyées, bordées par des branchages bien feuillus et décorés. La veille, nous allions ramasser des fleurs de genêts, églantines et pétales de roses dont nous remplissions des paniers. Les enfants lançaient le fruit de cette récolte colorée et parfumée au passage du « saint sacrement » qui se transportait de reposoir en reposoir.

  Par contre pour le « Jeudi Saint », je n’ai pas souvenance d’avoir vu ou entendu le remplacement des cloches parties pour Rome et qui, de ce fait, ne pouvaient sonner ni l’angélus ni les offices religieux. Au récit de Léon dont je partage l’enthousiasme pour la fête des « Rameaux », j’ajouterais que nos branches de laurier et de buis pliaient sous le poids des chocolats en forme d’œuf ou de cloche pliés dans du papier multicolore et brillant.

   Le 15 Août est une date importante pour les Caunassiens, c’est la fête traditionnelle du village. De 1950 environ à 1964 il n’y a pas eu, ce jour-là, de manifestation festive comme le bal, les manèges ou les forains, probablement à cause d’une pénurie de jeunesse qu’il faut attribuer à la guerre. Plusieurs familles de Caunas, dont nous faisions partie, se retrouvaient donc à Nize avec les Lunassiens pour fêter le 15 Août. C’était l’occasion de pique-niquer entre voisins, au bord du ruisseau près de la chapelle, pour commémorer cette date significative profondément ancrée dans la mémoire collective de notre village.

Le reposoir de la place pour la Fête-Dieu en 1954 – collection R. Guiraud

 

   Le presbytère et l’église de Caunas en 1960 – Collection R. Guiraud

 

   Je pourrais continuer à décrire d’autres occasions où le culte de notre religion catholique se mélangeait à la vie ordinaire et quotidienne des villageois sans se poser la question de savoir si cela pouvait déranger quelqu’un. Le catéchisme empiétait sur le temps scolaire, Les cloches sonnaient à toute volée, les processions occupaient les rues sans que personne n’y trouve à redire.

   Aujourd’hui la laïcité fait force de loi, peut-être sous la pression d’autres croyances, d’autres philosophies, d’autres modes de vie. Cette mutation profonde s’est déroulée presque à notre insu, sans choquer, sans provoquer de bouleversement dans les consciences et pourtant elle me paraît définitive, irréversible, consommée. La religion est vouée à rentrer dans l’église, le temple ou la mosquée à l’abri des regards, pour permettre à tous de vivre ensemble malgré nos différences d’origine culturelle, sociale, ethnique ou religieuse. Est-ce un bien ou un mal ? Je ne saurais le dire.

   Ce dont je suis certain, c’est que la vie individuelle a pris l’ascendant sur la vie communautaire en vigueur dans nos villages au temps de ma jeunesse. Chacun devait faire un effort pour vivre avec ses voisins qui, partageant les mêmes valeurs, se sentaient solidaires contre la solitude et les difficultés de la vie. S’il y avait quelques fois des disputes et des « brouilles » elles n’étaient jamais définitives, le bon sens finissait par l’emporter presque toujours.

   C’est, en tous cas, le souvenir de cette vie communautaire que je souhaite garder au fond de ma mémoire.    

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