Atmosphère, atmosphère... (1ère partie)

   Les voix qui ont peuplé mon enfance et qui se sont tues aujourd’hui, hantent parfois mes nuits d’insomnie. J’entends des bribes de conversation de Jean Sals, de Lucien Combès, de Pierrot Bastide, d’Emile Jourdan, de Pépique ou de Pierrot Blanès mon cousin. Chacun est reconnaissable par le timbre, le ton, le débit, les expressions choisies : il est impossible de les confondre, même à distance respectable. Je revois des visages, des silhouettes qui s’agitent dans des postures ou des activités familières. Léonce Colombier va au jardin et Laure Jourdan ronchonne après son chat qui a dû faire une bêtise. Pauline, haletante, ouvre la porte d’entrée de la maison de mes parents et crie dans l’escalier : « téléphone ! », c’est sa façon de nous indiquer que nous avons un appel en attente chez elle. Le coup de klaxon prolongé du boulanger annonce qu’il va être midi et le rire nasillard d’André Ricard couvre un moment le gazouillis confus des clients qui attendent leur tour pour acheter le pain. Froufrou, notre chat jaune rayé de blanc, vient de sauter par la fenêtre entrouverte de la cuisine, il a entendu la corne du poissonnier qui vient d’arriver sur la place. Ce voyou de chat a pris l’habitude de se poster sous le comptoir du commerçant, à l’affût d’un poisson glissant épris de liberté. Sans prévenir, l’Angélus sonne dans une envolée lyrique et joyeuse sans raison apparente, il est midi. J’ai l’impression que l’activité de chacun s’est accélérée, est-ce la cloche toute excitée ou la faim qui secoue la torpeur ambiante? Le facteur arrive sur son vélo, freine brutalement pour éviter un chat imprudent et finit par stopper sa machine devant la maison des Bastide. Il ouvre la boîte aux lettres, s’occupe du courrier, prend la dernière enveloppe que lui tend Marie-Jeanne essoufflée, puis repart, continuant sa tournée vers le chemin de la Farajole. Même le forgeron s’est arrêté de martyriser à grands coups de marteau l’acier rougi sur son enclume. Il se relève, se cambre en appuyant les mains sur ses reins pour se détendre et pousse un large soupir en s’étirant de tout son long. La matinée a dû être longue !!! Tout à coup, venant du côté de l’église, une clameur explose, en quelques secondes, en véritable raz-de-marée, une nuée multicolore d’enfants criards envahit la place. L’air se remplit de rires, de cris, d’éclats de voix, de galopades. Comme des chiots sortant de l’enclos en sautant de joie, ces énergumènes viennent s’encastrer dans les jupes des mamans venues à leur rencontre. « Maman j’ai faim … ». L’angélus s’est tu, terminant sa litanie par quelques points de suspension sonores comme en écho, tout le monde est rentré chez soi, le calme est revenu.

   Dans cette fin d’après-midi de Novembre le temps semble s’être arrêté. Poussées par le vent, les dernières feuilles virevoltent comme des folles dans la pénombre, en remontant la rue qui mène à la rivière, poursuivies par « l’albigeois » le vent d’ouest. A l’intérieur, le ronflement de la cuisinière, gavée de boulets de charbon, berce la maisonnée assoupie dans une ambiance de douce chaleur qui envahit l’espace près du foyer. C’est là que ma mère, les yeux mi-clos, tricote une paire de chaussettes de laine, assise dans son fauteuil d’osier. « Y a quelqu’un ? Tata Marcelle, tu es là ? » Le grincement de la porte d’entrée, précédant de peu la voix de l’intruse, avait tiré la tricoteuse de sa somnolence, évitant ainsi un sursaut désagréable. En traînant les pieds, à la vitesse d’un sénateur, ma mère se dirige vers l’entrée : « Monte Carmen, viens boire un café » lui dit-elle en ouvrant la porte palière. « Je veux pas te déranger, J’ai entendu l’épicier et je suis venue voir si tu voulais que je t’y prenne quelque chose». Carmen Canet née Lozano est l’épouse de Denis, un neveu de mon père. Dans sa voix qui roule un tantinet les « R », il y a toujours du rire, de la joie, qui se mêlent aux paroles. J’adore entendre cette voix impossible à confondre, c’est un remède contre l’ennui et la tristesse. Mère de cinq enfants, son emploi du temps est chargé mais elle arrive toujours à trouver un moment pour rendre visite à ma mère, sa tante. Une bonne heure plus tard, après avoir fait le tour des potins du village, en sirotant une boisson chaude appelée abusivement « café » Carmen se lève de sa chaise en disant « faut que je me dépêche, il faudrait pas qu’il parte avant que j’y aille !!! ». Voilà comment se passait une partie des « après-midi » d’automne pour les femmes au foyer sans emploi salarié et privées d’activité extérieure à cette époque de l’année. La solidarité, le contact humain, l’information ordinaire y trouvaient leur compte dans un équilibre naturel respectueux de la liberté de chacun, sans pression, sans influence médiatique.

   Et puis vient l’hiver avec son vent glacé, ses paysages monochromes comme les peintures d’Utrillo dans sa période blanche. Les rues se sont vidées, les bruits sont en sourdine, même le marteau du forgeron se fait plus discret et le soleil voilé n’arrive plus à réchauffer le ciel. Dans les maisons, on garnit la cuisinière, on « burgue » le foyer avec le tisonnier pour attiser les flammes dans l’espoir d’obtenir un peu plus de chaleur. Cette chaleur vive qui sort du fourneau réveillé, nous rosit les joues et le front mais laisse les pieds et le dos de glace. Comme des brochettes, il faut alternativement présenter l’avant puis l’arrière pour uniformiser le réchauffement du corps, tendre les mains au-dessus des plaques surchauffées du foyer pour ranimer les doigts engourdis. L’odeur de charbon envahit la cuisine et tant pis si la fumée pique un peu les yeux, il fait si froid dehors. Chez ma tante, à Valquières, on se serre, assis sur le banc de bois devant le feu de la grande cheminée. Mon père, bien calé dans le seul fauteuil du « cantou », cure sa pipe, la tape sur l’accoudoir avant de la bourrer de tabac gris. Sur sa paillasse, au-dessous du « Bretagne »(*), le chat dort enroulé et immobile comme une ammonite. Les yeux fermés, il ronronne doucement, le poil animé par la lueur changeante du feu. Les pieds posés sur les dalles surélevées de l’âtre, le regard fasciné par les flammes affolées surgissant des bûches qui se consument, je rêve, bercé par le bavardage des femmes et le crépitement du bois qui brûle. Inexorablement la nuit approche et plonge dans l’obscurité la grande salle à manger qu’elle paraît grignoter de la rue vers la cheminée. L’ombre et le feu se livrent un combat à mort dans des jaillissements d’éclairs rougeâtres qui tachent les murs sans laisser de traces. « Mais quelle heure est-il ? Déjà six heures !!! La nuit tombe, il faut rentrer » Toute la famille Guiraud se lève, enfile manteaux, foulards, cache-nez et quitte les lieux après quelques grosses bises bien sonnantes. « Soyez prudents sur la route, il pourrait y avoir du verglas vers Prade » : mon oncle Maurice de sa voix rocailleuse, la casquette sur la tête, nous adresse ses recommandations du haut de la terrasse qui surplombe la rue en nous faisant un signe de la main.

   Les jours passent et dès la mi-mars, les premiers bourgeons annoncent la fin de l’hiver, le jour arrive plus tôt et libère du temps pour profiter de la douceur de l’air. Enfant, j’adorais me lever tôt pendant les vacances de printemps. Quand par bonheur j’ouvrais les yeux vers 6 heures, je me levais sans faire de bruit pour ne pas réveiller mes parents. Plein d’audace, j’allais assister au réveil de la nature comme on part pour une grande aventure. Dans la rue encore endormie et fraîche, personne. Les premières lueurs de vie, je les percevais en passant devant l’écurie de Martin. Le portail était entrouvert, une ampoule nue pendue au bout de son fil, emprisonnée par les toiles d’araignée, éclairait faiblement l’espace. J’entendais le cheval qui piaffait, hennissait, tapait du pied. Pépique, la fourche à la main, le poussait avec l’épaule pour mettre du fourrage dans la mangeoire. « Ho ! poussoté un pao » Même s’il ne répondait pas, le cheval savait bien qu’il fallait obéir pour éviter une volée de jurons. Une bouffée de chaleur et de parfum de fumier chaud sortait par la porte de l’écurie où je passais la tête par curiosité, pas trop gêné par l’odeur. En me voyant, Pépique me dit surpris : « Où tu vas de si bon matin, tu es tombé du lit ? » Après quelques banalités échangées je continuais ma route vers les « Aires », puis le flanc de la colline où trônait le caveau des Delmas au milieu des ruffes, de la frigoule, des genêts, des buis et des cades. Toute cette végétation réchauffée par les premiers rayons du soleil, commençait à exhaler des senteurs sauvages que je respirais à plein nez avec volupté. Aujourd’hui, je reconnais que l’envie de me lever tôt sans raison majeure s’est atténuée, mais c’est toujours avec un grand plaisir que je retrouve cette ambiance printanière qui redonne du tonus après le froid et la grisaille de l’hiver.

   Malgré tout, il faut que je l’avoue, ma saison préférée depuis l’enfance reste l’été, synonyme de vacances, de liberté, de rencontres. A Caunas comme ailleurs, c’est la période où l’on vit dehors. Il faut « faire » le jardin, s’occuper de la vigne, réparer les habitations, jouer aux boules, profiter du beau temps. Dans les années 50/60 notre jardin potager le plus important et le plus près était situé au Plô, près de la grande vigne. Nous arrosions nos plantations à partir d’un puits de 5 à 6 mètres de profondeur et c’est à la force des bras qu’il fallait puiser l’eau à l’aide d’une pompe à godets. La manœuvre durait 2 à 3 heures pour irriguer l’ensemble des légumes. Pour ceux qui ne le sauraient pas, il faut préciser que l’arrosage du jardin doit se faire quand le soleil est bas sur l’horizon afin d’éviter les grosses chaleurs qui provoqueraient une évaporation trop rapide peu propice à la poussée des plantes. De ce fait, les travaux de jardinage se terminaient tard et nous donnaient, de temps en temps, l’occasion de « souper sur l’herbe » avant la tombée de la nuit. Ma sœur arrivait au jardin vers 18 heures pour cueillir les haricots verts et les tomates mûres, puis ma mère apparaissait avec le panier de victuailles, légèrement essoufflée, les gouttes de sueur sur le front et les joues en feu : « Vous n’avez pas trop chaud ? Moi je sue comme un gour. Tiens Robert, mets le vin au frais ». Pendant que j’attachais la bouteille à une corde pour la mettre dans le puits, elles étendaient un vieux drap près du mas, sur un bout de terrain inculte mais plat, sortaient les timbales et les couverts avant de préparer la salade de pommes de terre. Joseph, mon beau-frère, qui avait arrêté pour aujourd’hui ses travaux de jardinier, préparait un feu de sarments de vigne sur lequel il fera cuire la saucisse fraîche dès que les braises auront remplacé les flammes. Quand tout paraissait enfin prêt, ma mère disait : « A table !!! » Mon père regroupait ses béquilles dans la main droite et de l’autre traînait un vieux fauteuil vers la table improvisée. Le reste de la famille s’asseyait tant bien que mal en tailleur sur le drap, dans une posture peu confortable, en enviant en silence le patriarche qui trônait bien assis au-dessus de nous, visiblement content d’affirmer ainsi sa position sociale. On se passait les assiettes, le saucisson, les morceaux de pain, le plat de salade, et je coupais la saucisse qui sentait bon la grillade. Les fourmis et quelquefois les guêpes s’invitaient, chatouillant nos mollets nus au risque de nous faire renverser, par un geste vif d’agacement, la timbale pleine de vin. Après le fromage, les premières étoiles apparaissaient dans le ciel : il était alors temps de rentrer. Un peu fourbus par le travail mais heureux d’avoir transgressé les habitudes, nous reprenions le chemin du Bouscaillou vers Caunas. Arrivés à la maison la nuit était tombée. Le temps de ranger nos affaires, d’enfiler un petit gilet et nous voilà ressortis pour « prendre le frais » sur le perron de madame Limousi. Il fallait écarquiller les yeux, pour voir dans la pénombre, qui était là et surtout ne pas écraser les pieds de quelqu’un. « C ‘est toi Yvette ? Comment va ton père, j’ai appris qu’il a fait venir le docteur, c’est pas grave au moins? » Ma sœur, Etiennette, pensant avoir reconnu dans le noir Yvette Combès, prenait des nouvelles d’Emile Jourdan. Il fallait alors repérer une place vacante pour se poser, suivant l’humeur du moment, au milieu ou à l’écart du groupe déjà là. Après le choix de l’endroit idéal, je m’installais si possible à côté d’un camarade avant de m’intégrer progressivement aux discussions et commentaires en cours. Au bout de quelques minutes, l’obscurité aidant, l’immersion était totale. J’appréciais alors la douceur de la nuit, le ciel étoilé, la présence amicale de mes voisins. L’ambiance musicale était assurée par le concert des grillons et des batraciens sous la direction orchestrale du petit-duc, le « tchot » comme on dit chez nous, qui battait la mesure à coups de petits cris « chot … Chot … Chot … ». Comme des éclairs, les cris stridents des hirondelles déchirent à coups de cymbale cette mélodie plutôt bien rythmée. Des vers de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, me traversent l’esprit : « Je m’en allais les poings dans mes poches crevées …. », mais je n’ose pas les dire à haute voix par peur des moqueries. Quelqu’un raconte une histoire, tout le monde rit, puis les chuchotements, les silences, les petits bruits d’un soir d’été reprennent. Tout est si simple, apaisé, l’obscurité agit comme un masque autorisant les confidences, cachant les émotions, estompant les laideurs, effaçant les différences. Sur fond de ciel d’un bleu profond, les chauves-souris zigzaguent sans bruit en ombres chinoises d’un cinéma muet. La nuit s’avance, l’air se fait plus frais, les conversations se raréfient, quelques bâillements donnent le signal qu’il faut aller se coucher.

* « bretagne » : placard situé près de la cheminée…
 

à suivre....

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