Les vendanges à Lunas au milieu du XXème siècle... (suite)

(Première partie du récit )

Ah ! Les jolies vendanges (2)

   
   Au commencement de ce récit, l’accent est mis sur la pénibilité, la rudesse des conditions de travail. Nous sommes encore en été, il fait chaud et les après-midi sont éprouvants. Parfois il pleut, c’est aussi la période des orages violents, et il n’y a pas toujours d’abri, à proximité des vignes, pour se protéger du mauvais temps. Pendant les averses sérieuses, quand il y avait un mas, on courait s’abriter à l’intérieur souvent encombré par les outils, les toiles d’araignées, les objets de toutes sortes reflétant le tempérament plus ou moins bricoleur du propriétaire. Ma mémoire est marquée à jamais par l’image d’André et Joseph sortant les comportes sous une pluie battante dans cette vigne de la plaine, loin du village. Le visage ruisselant et déformé par l’effort et l’eau qui leur brouillait la vue, ils transportaient, tendus, leur fardeau en pataugeant dans la boue jusqu’aux chevilles. Le tableau de ces deux hommes enchaînés par les pals comme des forçats et courant dans ce déluge, est dantesque, irréel tant il est hachuré, raturé par la rage des rafales de pluie et de vent. Les ceps de vigne affolés par la bourrasque les giflent au passage mais rien ne les arrête, il faut mettre la récolte à l’abri et sauver coûte que coûte le fruit d’une année de travail. Après 2 heures de lutte contre les éléments déchaînés, André et Joseph détrempés, les vêtements collés contre la peau, nous rejoignent dans notre refuge et s’effondrent exténués sur une comporte retournée qui leur sert de banc. Les traits tirés, le souffle court, les cheveux plaqués sur le crâne, un sourire éclaire leur visage décomposé et c’est dans un soupir de satisfaction qu’ils murmurent : « ça y est, c’est fait ».

   Le plus pénible pour les coupeurs, est incontestablement le travail en position courbée durant les 8 heures de la journée. Très vite une douleur sournoise s’installe dans le bas des reins ; se redresser demande du courage tant la souffrance est vive. Sur notre territoire, un seul riche propriétaire a investi sur le palissage des souches. Avec cette technique, les ceps de vigne sont arrimés sur 3 rangées de fils de fer, à une hauteur moyenne de 1mètre 50 ce qui a pour conséquence de positionner les grappes de raisin plus haut et donc plus faciles à cueillir. Chez André et Joseph les souches sont basses, il faut courber le dos, plier les genoux, se pencher pour chercher et couper la queue du fruit. Les fins de journées sont difficiles et les reins endoloris.

   Je me souviendrai toute ma vie des vendanges 1964. Cette année là, j’avais décidé de gagner un peu d’argent en sortant les comportes pour un propriétaire de Brénas. Ce viticulteur avait investi dans l’achat d’une brouette spécialisée pour cet emploi, ce qui lui permettait de faire l’économie d’un salarié, la technique des pals nécessitant deux porteurs. Le gain de fatigue du porteur fait aussi partie de l’argumentaire. En théorie, cet atout important s’explique par le fait que le centre de gravité de la charge est plus près de la roue que des bras du porteur. En réalité, cela se confirme pour des terrains plats ou en descente légère mais pas du tout quand le point d’arrivée et plus haut que le point de départ. Dans ce cas, la roue s’enfonce dans la terre sous le poids de la comporte pleine et il faut déployer une énergie folle pour faire avancer la brouette. Pour cette première expérience de vendangeur salarié, j’ai dû sortir une cinquantaine de comportes dans une vigne située en contrebas du chemin d’accès. A la mi-journée, je n’arrivais plus à serrer les poings pour tenir les bras de la brouette. Pour terminer ma tâche quotidienne et ainsi sauver mon honneur, j’ai dû sangler mes poignés afin que le poids de la comporte soit supporté par les avant-bras et non par mes doigts endoloris que je n’arrivais plus à fermer. Par fierté, j’ai rempli mon contrat de quelques jours mais je n’ai plus jamais recherché à gagner ma vie en me faisant embaucher comme vendangeur.
 

Brouette à vendanger

   Heureusement, pendant les vendanges on rit beaucoup. Pour oublier la fatigue et les courbatures, un certain nombre de rites sont devenus traditionnels. Malheur à celui ou celle qui oublie de cueillir une ou plusieurs grappes sur une souche. Dès que la faute est découverte, le raisin oublié est aussitôt écrasé sur le visage du fauteur qui se retrouve barbouillé de jus de fruit collant et livré aux quolibets de tous ses collègues. Et puis, il y a toujours quelqu’un pour raconter une histoire drôle vécue ou inventée. Cet intermède permet de se relever, de rire un bon coup, de masser ses reins endoloris en creusant l’échine avant de replonger dans cette maudite souche qui cache ses raisins. Enfin arrive 10 heures, c’est la pause de la matinée. Il fait encore un peu frais, et s’allonger dans l’herbe avant de manger une tranche de saucisson et un morceau de fromage arrosés d’un verre de vin offert par le patron, est un vrai délice, même s’il est de courte durée. Le quart d’heure de repos est si vite passé qu’il faut déjà reprendre son seau et son sécateur. Quand l’angélus sonne midi, c’est la délivrance et la promesse de remplir un estomac qui crie famine. Si le lieu de vendange est trop éloigné du village, le repas est pris sur place. Je me souviens de côtelettes de mouton cuites sur les braises d’un feu de sarments de vigne qui embaumaient l’air et ravissaient les papilles. Ainsi se passe jour après jour la cueillette du raisin jusqu’à la fin des vendanges marquée par la « Soulinque ». Cette fête organisée par le propriétaire viticulteur, consiste à inviter tous les vendangeurs à un repas copieux et bien arrosé, suivi d’un bal animé par un accordéoniste ou un « tourne-disque » piloté par l’ancêtre du « DJ ».

   Quand la vendange est dans les cuves de béton et qu’elle a bien « bouilli », il faut « trescouler ». C'est-à-dire qu’il faut transvaser le vin nouveau dans une autre cuve ou des fûts pour qu’il s’affine et perde les gaz résultant de la fermentation. Comme cette cuve de fermentation contient tout le raisin, après avoir vidé le liquide, il faut aussi sortir les résidus solides constitués de la peau, des pépins et la rafle du fruit. Cette opération se fait à la fourche.

Pompe à vin manuelle

   Muni de bottes, en short, torse nu, Joseph entre dans la cuve avec une bougie allumée afin de s’assurer qu’il ne reste pas de gaz carbonique. Il patauge dans le magma résiduel de la vendange et commence à sortir par la trappe le « marc » dégoulinant à l’aide de sa fourche. André charge ce marc dans une brouette qu’il va vider dans le pressoir entre les « clés » (j). Quand le pressoir est chargé, c'est-à-dire quand la hauteur de marc atteint le haut des clés, il faut placer les « manteaux » dont le rôle sera d’écraser les grappes pour en extraire le jus restant. Le dispositif est complété par 2 grosses poutres en chêne qui viennent s’intercaler entre les manteaux et la partie amovible du pressoir. Joseph met alors en place la lourde barre de fer qui sera manœuvrée par 3 ou 4 voisins. Le travail consiste à déplacer la barre de fer en un mouvement de balancier horizontal. A chaque manœuvre le cliquet sonore du pressoir inverse l’effort afin que l’écrou tourne toujours dans le sens des aiguilles d’une montre et permette ainsi la compression progressive du raisin. Le mécanisme du pressoir rappelle celui des pendules anciennes avec leur balancier et leur « tic-tac » si caractéristique.

Pressoir à vis

   Au début de l’opération de pressurage, on dit chez nous « princer », la mécanique bien huilée offre peu de résistance et le jus de raisin commence à couler par les fentes des clés. Ce vin est collecté dans une rigole qui, creusée dans le sol cimenté au ras des clés, le déverse dans le « conquet » (h). De là, il est pompé et envoyé dans la cuve avec le premier vin trescoulé. Plus le marc compressé devient compact, plus l’effort à fournir est important et l’équipe d’hommes forts doit déployer toute son énergie pour déplacer la barre. Quand la manœuvre devient impossible, la première presse est terminée. Il faut alors laisser du temps à ce vin pour s’écouler lentement, ce qui permet aux hommes de se reposer, de raconter quelques « couillonnades », de fumer une cigarette et de boire un verre offert par le propriétaire.
Il est alors temps de desserrer la vis, d’enlever les manteaux, de tailler, piocher le marc compacté, de le retourner et de recommencer un nouveau pressurage qui donnera un vin de moins bonne qualité. Parfois le propriétaire choisissait de rajouter de l’eau dans le marc avant de le presser à nouveau. Cette technique donnait la « piquette », un vin bas de gamme qui était parfois distillé.
Après avoir arraché au raisin tout ce qu’il pouvait donner de liquide, le marc presque sec, partait à la distillerie pour faire le « trois-six »(i) ou finissait en nourriture pour le bétail, parfois même comme engrais. Ce dernier déchet de la vendange nous l’appelons la « raque » ou « racque » mot français ancien, synonyme de marc quelque soit son degré d’exploitation. Comme dans le cochon, rien ne se perd dans le raisin ; à tel point que les résidus, après distillation, sont quelquefois utilisés pour la fabrication de l’huile de pépin de raisin.
De nos jours, dans les vignes parées des couleurs vives de l’automne naissant, on ne voit plus beaucoup de groupes de vendangeurs. Là aussi, la machine à vendanger a remplacé la main d’œuvre en supprimant la fatigue, en réduisant les coûts de production mais en participant à la désertification des campagnes, à l’isolement des ruraux, à la perte d’identité des régions. Peut-être le temps qui passe nous fera oublier la souffrance en ne conservant que le souvenir joyeux des « jolies vendanges ».

Adicias à totès et à bel leu (Au revoir à tous et à bientôt peut-être)


(h) « conquet » : creux étanche en béton de 200 à 500 litres placé devant une cuve ou le pressoir et destiné à recevoir de l’eau ou du vin.

(i) « trois six » : alcool produit par la distillation du marc et titrant 90° environ. Le terme de « trois six » viendrait de la méthode consistant à mélanger 50% d’alcool à 50% d’eau, pour démontrer, en enflammant ce mélange, que cet alcool n’est pas dilué.

(j) « clés » : Barrières à claire-voie en bois retenant le marc à pressurer



P.S. : Ci-dessous un souvenir de fin de vendanges 1949 à Dio regroupant les familles Marius Bellas, Henri Deltour et Augustin Guiraud

(Collection R. Guiraud)

 
Merci à Robert Guiraud pour cette nouvelle contribution à l'enrichissement du site...

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