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Eugène
BARASCUT, né le 13 août 1888 à Joncels, effectue son service militaire à
Saint-Etienne dans la Loire. Il fait partie des troupes envoyées au
Chambon-Feugerolles pour réprimer les mouvements de grève des métallurgistes
(décembre 1909 - mars 1910). Bivouaquant dans le froid, il prend mal.
Réformé, il n'est pas mobilisé en 1914. Son frère est tué en 1915. Renonçant
alors à son emploi (valet de chambre chez des bourgeois montpelliérains), il
s'engage et fait 42 mois de front. Il est décoré de la Croix de Guerre et de
la Médaille Militaire.
En 1924, il acquiert une ferme éloignée de Lunas, au lieu-dit, "La
Dournié". Dans cette exploitation agricole (dont les terres s'étendent
depuis la vallée du ruisseau de Nize jusqu'à la ligne de crête formée par la
chaîne volcanique de l'Escandorgue), on élève des brebis dont le lait est
destiné aux caves de Roquefort.
En 1939, Eugène et Jeanne y vivent avec leurs six enfants, dans un
environnement naturel difficile et un confort réduit (l'électricité
n'arrivera à la ferme qu'en 1952!). Très attaché à l'image d'une France
libre, comme le montre son attitude lors la Première Guerre Mondiale, Eugène
Barascut, consterné par la défaite rapide de nos troupes, ressent une
profonde rancœur. A cette époque, la ferme a besoin de travaux d'aménagement
pour améliorer l'hébergement des ouvriers agricoles. Le gouvernement de
Vichy propose des aides pour ce genre de transformations. C'est en
effectuant les démarches qu'Eugène fait la connaissance de Raymond CHAULIAC,
ingénieur du Génie Rural. Constatant leur similitude d'idées sur l'analyse
de la situation politique, les deux hommes se lient d'amitié. |
Le 8
novembre 1942, aidés par le putsch de la Résistance, les Alliés débarquent
en Afrique du Nord en espérant prendre les troupes de Rommel à revers, afin
d'entraîner ces possessions françaises dans la guerre. En réaction, les
Allemands occupent la "Zone Libre". Le 11 novembre ils entrent dans
l'Hérault pour contrôler les positions stratégiques de la côte, tout en
faisant main basse sur les richesses du sous-sol des Hauts-Cantons (charbon,
bauxite...) convoitées par l'industrie du Reich. Le général de Lattre de
Tassigny, alors commandant de la 16ème division militaire, donne l'ordre à
ses troupes de résister et tente de gagner le maquis. Il est arrêté à
Saint-Pons.
Il faut absolument éviter la saisie des équipements constituant le
réseau radioélectrique du commandement régional. L’ennemi ne devant en aucun
cas les utiliser, on procède à leur dispersion, après les avoir remplacés
par de vieux appareils hors service. Tous les matériels détournés, lourds,
volumineux, mais fragiles sont acheminés vers des lieux secrets. Ils
serviront, le moment venu, au réseau clandestin de la Résistance…
C'est ainsi que 2 camions s'engagent dans l'étroit chemin montant à
la ferme de La Dournié. Les virages serrés nécessitent toute une succession
de manœuvres. A la ferme, le camion radio de 19 tonnes est caché sous le
foin, dans une grange. On décharge le contenu du second qui repart. Les
convoyeurs du camion radio passent la nuit sur place. Le lendemain matin
Eugène BARASCUT, avec sa voiture à cheval, les amène au village. Par
précaution, il s'arrête à l'entrée de Lunas, au niveau de l'ancienne
fromagerie Gauffre. Les deux hommes poursuivent à pied vers la gare. Le
train s'apprêtant à démarrer, ils le stoppent d'un signe de la main et
grimpent rapidement dans un wagon. Dans l'heure qui suit des gendarmes
arrivent : ils cherchent deux hommes... Les nouvelles circulent bien vite en
ces périodes troubles!
Roger BARASCUT, son fils, a dissimulé le matériel dans une cache
qu'il a creusée dans le sol d'une cave : un trou profond d'un mètre, sur deux
de côté. La paille, puis un plancher sommaire sur lequel sont stockées des
pommes de terre recouvrent le tout…
En cette fin 1942, non loin de la ferme, à LAVAL-de-Nize, s'est
retranché un groupe de réfractaires au STO (Service du Travail Obligatoire)
instauré par Vichy. C'est l'embryon du futur maquis Bertrand, du Bousquet
d'Orb, dirigé par Gilbert BEFFRE. Raymond CHAULIAC pense que sa présence, si
près de La Dournié, n'est pas souhaitable si l'on veut y créer un centre
opérationnel. Il faut impérativement limiter tout mouvement autour de la
ferme : ces hommes devront donc partir.
Début 1943, tout est calme. Deux radios viennent s'installer, puis
quatre. D'autres leur succèderont ou les remplaceront. Au printemps 1944,
l'activité de l'Armée Secrète s'intensifie. Le nombre des personnes
accueillies à la ferme va croissant. Le pailler sert de dortoir pour les
hommes de passage, les radios couchent dans le hangar, les ouvriers
agricoles et les enfants dans la grange. Quant à l'état-major, il dispose de
2 chambres. Les différents responsables des maquis de la Région 3 viennent
régulièrement faire leur rapport et déposent leurs demandes en matériels
devant être parachutés dans la plaine de Caunas, sur la rive gauche de
l'Orb. La fusion des différents maquis, souhaitée par Jean MOULIN, n'est pas
encore réalisée : la divergence des opinions oppose parfois les hommes. Roger
se souvient d'interventions vigoureuses de Jacques PICARD (chef de mission
de 1ère classe pour les départements côtiers, à la tête du réseau Action 3)
clamant à ces responsables "Ici pas de politique! Les ordres c'est de
Gaulle! Que ceux qui ne sont pas contents sortent !".
Il faut parfois nourrir jusqu'à 30 personnes ce qui pose des
problèmes d'intendance! Eugène décide d'interrompre la production du lait
pour Roquefort. Les agneaux resteront sous la mère et fourniront la viande.
Le surplus de lait servira à la production de caillé transformé
éventuellement en fromageons. L'épicerie Bastide du Pont-d'Orb assure une
partie du ravitaillement.
Dès le début, Eugène a prévenu le maire Dieudonné CROS de ses
activités ainsi que le curé Calixte AUBAGNAC. Ce dernier, avec l'accord du
conseil paroissial, lui a même accordé la permission d'émettre à partir du
clocher de Saint-Pancrace. Quand il est impossible de déplacer le camion
émetteur, on peut voir deux radios, avec un matériel léger, se mélanger aux
paroissiens avant de monter au clocher... Le maquis Bertrand assure la
sécurité des lieux. Deux postes d'observation ont été installés : l'un à Lacan
de Nize, l'autre à Camaillères de Nize.
Le mot de reconnaissance, à La Dournié, est "je viens de la part
de Louis XIV". Roger BARASCUT se rappelle un incident survenu en mai
1944. Sa mère, dans la cuisine, près du feu, fait tiédir du lait présuré.
Trois hommes se présentent, prétendant effectuer des relevés cadastraux.
Lorsque sa mère lui demande de l'aider à transporter le lait à la cave, l'un
des hommes s'interpose pour la remplacer. Roger et l'inconnu se retrouvent
seuls dehors. L'homme sort une carte tricolore, un brassard avec une croix
de Lorraine, mais ne prononce pas le mot de passe... Roger ne bronche pas.
L'homme rentre alors dans la maison tandis que Roger part dans les collines
vers la cache où les radios se replient dès qu'un visiteur inconnu est en
vue. On lui demande de ramener l'un des trois hommes : celui qui l'avait
accompagné à la cave se propose. Tout en montant vers le repaire, il se
plaint d'une vive douleur au mollet. Les radios reconnaissent Raoul BATANI :
c'est un ami qui, la veille, à Montpellier, a reçu une balle dans la jambe !
Tout le monde redescend à la ferme...
Fin juin 1944, des camions viennent enlever tout le matériel. Les
hommes quittent Lunas pour Camarès, au sud du département de l'Aveyron.
Une page d'histoire lunassienne est tournée. Jeanne BARASCUT a
assumé toute cette période sans trop montrer la peur qui la tenaillait.
Chaque fois qu'un véhicule venait à la ferme, elle balayait les marques sur
le chemin afin d'effacer toute trace de son passage... Ayant un enfant
handicapé, elle craignait d'avoir à quitter rapidement les lieux. Henri,
frère cadet de Roger, atteint par la poliomyélite, étant appareillé n'avait
pas la possibilité de se déplacer seul : le porter aurait retardé la fuite !
Roger garde un souvenir très précis des faits et se rappelle les
Résistants qu'il a côtoyés pendant ses années de jeunesse :
Colonel Raymond CHAULIAC dit
"Chabert" ou "Rivière"
Colonel Emile-Jacques PICARD dit "Pape I" ou "Sultan"...
Lieutenant -Colonel Gaston AIGALIN dit "Jean" ou "Nivernais"
Capitaine Jean FEOLA dit "Café au lait"
Jacques ROYER dit "Rayor"...
A la libération, peu de Lunassiens connaissent les activités menées
par Eugène BARASCUT pendant la guerre. Toutefois, il fait ouvertement savoir
qu'il est contre les exécutions sommaires et demande que chacun soit jugé en
toute impartialité.
De son vivant, il ne recevra aucune reconnaissance officielle : ni
médaille, ni citation ! Lors de son inhumation, en août 1965, ses proches
s'étonneront qu'aucune association d'Anciens Combattants ou de Résistants ne
soit présente pour lui rendre un dernier hommage. Certes, sa grande
discrétion sur son passé faisait qu'il n'y cotisait pas ... De même, les
rares ouvrages régionaux d'histoire contemporaine ignorent son implication
dans la Résistance. S'il n'a recherché aucune distinction, il aurait
cependant souhaité qu'une plaque portant une croix de Lorraine, apposée à
l'entrée de sa ferme, rappelle au passant le rôle stratégique du site : il
est encore temps de corriger cet oubli....
Informations recueillies de Roger BARASCUT, le 17 novembre 2007, par
Jeannine et Lucien Osouf, en présence de Max Commeignes . |