Article du n°1586 du samedi 7 février 1925 de "La Vie Montpelliéraine" |
Il est des morts dont on peut parler à tout moment parce qu'il ont enrichi de caractère un ensemble qui leur survit. Cayla, qu'on appelait le "Rapin", est un de ces morts. Sa jeunesse, sa maturité et sa vieillesse correspondent à trois aspects successifs de sa ville natale : le Montpellier des terrains vagues et des murs aveugles, celui des immeubles à six étage et des élégances parisiennes, celui d'après guerre et des banques. Il ne fut vraiment lui-même que dans le premier. Sa jeunesse s'adaptait exactement aux simplicités joyeuses de la vie diurne et nocturne des étudiants d'alors et s'accommodait à merveille des limites extrêmes qui étaient le café Daudet, le café Sylvestre et les lointains de Puech-Pinson. A cette époque, Cayla était un herculéen et gai compagnon, buvant comme toute une bande, riant à démastiquer les vitres, brisant une table de marbre d'un seul coup de son moignon de main, méprisant toute règle et toute régularité, convaincu enfin que la vie ne vaut d'être vécue qu'à la condition d'être ainsi. De vieux docteurs, près de leur quatre-vingtième année, en diraient long, si on les écoutait, sur la verve et la solidité du "Rapin" au temps où les étudiants montpelliérains étaient quasi toute la ville et ne payaient ni leur hôtelier, ni leur limonadier, ni leur propriétaire, ayant trouvé pour leurs subsides des emplois bien meilleurs à leur sentiment. Cayla conserva cette verve toute sa vie, malgré... J'allais anticiper. Son malheur fut d'incarner d'une manière trop parfaite en sa juvénilité rayonnante, la vie scolaire de ce temps-là, illustrée par les excentricités d'un singulier mécanicien-danseur, qu'on appelait l'agrégé libre et que mon vieil ami E. Marsal a longtemps décrit dans Las Carrieiras d'au Clapas. Le "Rapin" s'y complut tellement qu'il ne vit pas passer les jours et les générations et demeura le même dans une ville qui changeait à la fois d'aspect, de moeurs et même d'âme. Né avec un beau tempérament de peintre bâtisseur, proche parent du tempérament de Théodore Rousseau, il joua de ce don, mais négligea de faire l'effort d'acquisition qu'il faut pour transformer le don en talent. La nature se révèle aisément aux yeux prédestinés, mais elle ne se livre qu'au bon ouvrier, humblement et quotidiennement acharné à la traduire. Les splendeurs du matin étaient pour Cayla un spectacle que les fatigues de la nuit ne lui permettaient guère de goûter. Et les ors crépusculaires coïncidaient avec les heures où l'on est bien pour causer et se rafraîchir aux terrasses. Et cependant, tant était forte sa nature de peintre, il brossait d'instinct des bords de Méditerranée, des rives du Lez et des profil de la ville qui fixeront sa trace dans l'histoire de l'art local. Quand moururent à la fois sa jeunesse et le Montpellier d'autrefois, il continua à vivre selon son humeur, fort dédaigneux du tourment matériel et aussi du sévère et dur travail. Sa faconde ne s'usait pas ; mais son existence se compliquait. Certains formules commerciales empoisonnaient ses journées : "J'ai l'avantage de vous informer que je tire sur vous..." Il avait beau dire en riant : "Tires sus yeu et yeu me baïsse..." la difficulté de vivre de son métier n'en était pas moins rude. A qui lui donnait un bon conseil de sagesse. sur le ton ridicule des conseils de ce genre, au beau milieu de la place de la Comédie, son quartier général, il répondait avec douceur : "Asseyez-vous, prenez quelque chose". Bref il avait une âme insoucieuse, ingénue, charmante et des moyens exceptionnels de paysagiste. Je crois qu'il n'a vagabondé que dans sa ville. S'il voyagea, ce ne fut jamais au-delà de Cette. Nos horizons suffisaient à ses frénésies fort espacées d'étude d'après nature. Il les exprimait plus volontiers de souvenir et sur des murs de café plutôt que sur une toile de chevalet. Les bords du Lez, dont il aimait le style et l'émouvante beauté, lui étaient chers, parce qu'il s'en dégageait de nombreux souvenirs de gaies ripailles. Il ne se privait pas de railler les vieux amateurs qui s'installaient tous les dimanches, leur palette rancie aux doigts sous les platanes et les trembles du petit parc de Montplaisir, qui était alors à l'état sauvage. Il a vieilli ainsi, dépaysé, incrusté dans sa ville, mais fort loin d'elle par le romantisme de ses idées, le ton immuable de ses propos et la fantaisie désuète de sa mise. C'est à cette période de sa vie que le sculpteur Pina fit un beau bronze expressif de sa solide tête tourmentée, que l'amertume, encore plus que l'âge, avait flétrie. Cette oeuvre est une des pièces remarquables de la belle collection Wladimiroff. La vie nouvelle fut dure à la vieillesse de ce grand enfant cordial. Que d'heures poignantes dans cette existence qui s'est prolongée jusqu'au mois dernier !... Ces quelques lignes hâtives forment un cadre beaucoup trop étroit pour ce qu'il avait d'émotion, de pittoresque, de confiance et d'amertume dans ce grand corps fait pour la joie et l'appétit, dans cette puissante tête aux longs cheveux et aux dents solides. J'espère pouvoir donner un jour prochain mieux que cela à ce peintre montpelliérain, qu'une saine et sûre influence s'exerçant à l'heure opportune aurait transformé en un grand artiste. |
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