LUNAS - Mercredi
ont eu lieu dans notre ville, les obsèques de M. André Mialane, maire de
Lunas et conseiller d’arrondissement de ce canton.
Le deuil était conduit par son fils, qu’accompagnait M. Leroy
Beaulieu, et par son gendre.
De riches couronnes, hommage des administrations dont faisait
partie le défunt, et de toutes les communes du canton, précédaient le
cercueil, qui disparaissait sous les fleurs.
Derrière le deuil nous avons remarqué beaucoup d’étrangers, de
délégations de toutes les communes, et une foule nombreuse ; tout Lunas
assistait à la cérémonie.
Nous ne saurions assez faire l’éloge de cet homme de bien, que tout le
monde pleure ici ; nous laissons ce soin à son honorable et savant ami, M.
Paul Leroy Beaulieu, qui a prononcé sur sa tombe le discours suivant : |
« Messieurs.
Toute cette foule qui
est accourue dans cette église et dans ce cimetière, toute cette population
qui est réunie dans un sentiment de tristesse, font assez ressortir combien
est grand le deuil qui nous afflige.
Nous venons de perdre un homme dont toute la vie a été marquée par
une incessante et productive activité, par des services prodigués autour de
lui, par des exemples fortifiants donnés à tous ceux qui l’ont connu.
Mialane fut un homme de travail, un homme de progrès et un homme de
bien.
Jamais à aucun moment de sa vie il ne sacrifia soit au repos, soit
à la routine, soit à l’égoïsme.
Il était de ceux qui jugent que la vie est une lutte, mais une
lutte où chacun doit avoir pour but de contribuer au bonheur de tous,
d’associer à sa prospérité personnelle tous ceux qui l’entourent et de
faire, sur quelque point, avancer d’un pas l’humanité.
Industriel, il avait de l’industrie la conception la plus haute et
la plus généreuse.
Ses débuts furent modestes, vous en avez été témoins, il n’en
rougissait pas.
Vous savez par quels échelons il s’éleva à la grande situation
qu’il occupait dans les dernières années de sa vie ; il dut ses constants
succès à la réunion de ces trois forces : l’intelligence, la volonté, la
probité.
Intelligent, il l’était à un degré supérieur ; nul n’eut plus
d’ouverture d’esprit ; dans un coin de nos montagnes, absorbé par un travail
public, il savait guetter, surprendre et le premier à utiliser une des plus
utiles découvertes de la chimie contemporaine.
Il avait une étonnante puissance de volonté, jamais il ne sut ce
qu’est la lassitude, le découragement. Les obstacles redoublaient ses
efforts et finissaient par céder à son énergie et à sa persévérance.
Sa probité s’affirmait dans les transactions les plus multiples,
dans les affaires les plus diverses et lui valaient la confiance générale.
Laissez-moi relever un ou deux incidents de cette carrière si ample
et si variée.
Après des travaux publics d’ordre secondaire, il construisait comme
entrepreneur cette splendide route de l’Escalette, l’une des plus belles
œuvres exécutées il y a 30 ans. Les rochers, à chaque instant, arrêtaient le
progrès de l’entreprise. La poudre de mine ne suffisait pas à les disperser.
Le voici qui s’enquiert, qui apprend que, bien au loin, on vient de
découvrir une substance nouvelle, singulièrement dangereuse et puissante, la
nitroglycérine. Il avait accès auprès d’un homme, un savant et un
administrateur dont le nom est connu et vénéré de tous dans ce pays, Michel
Chevalier, il prend auprès de lui des renseignements. Et voici Mialane qui,
sans connaître aucune langue étrangère, dans un temps où les Français
sortaient peu de chez eux, se rend en Allemagne, se rend en Suède, pour
apprendre ce qu’est cette force nouvelle et magique, si supérieure à la
poudre. A son retour, les rochers de l’Escalette tombent comme par
enchantement ; les ingénieurs s’émerveillent de la rapidité et de la
facilité du travail, et voilà comment, dans cet entonnoir de montagnes, près
de ce petit village de Pégayrolles de l’Escalette, par l’audace d’un homme
d’initiative, se fit, il y a trente ans, la première application aux travaux
publics de la nitroglycérine qui, plus tard par des perfectionnements la
rendant plus maniable et moins dangereuse, devait devenir la dynamite.
Mialane était un précurseur.
Vous l’avez vu dans d’autres travaux qui ont répandu la vie sur ces
campagnes : au tunnel de Saint-Sixte, dans la construction de cette riante
et laborieuse route de Bousquet à Avène. Il se complaisait aux difficultés
qui suscitaient les ressources de son esprit.
Vous l’avez vu aussi créant une des plus importantes maisons de
Roquefort.
Ses entreprises changèrent plus tard de caractère ; elles
s’étendirent, elles cessèrent d’être locales, elles devinrent cosmopolites.
Il s’était voué à la propagation de cette force, dont il avait suivi
l’éclosion et les développements et qui rend possible tant de travaux jugés
autrefois inexécutables, la dynamite.
Il semblait que Lunas ne fut pas l’endroit le plus central, le
siège le plus naturel, pour un homme ayant des occupations si vastes.
Bien des fois on le sollicita de venir s’établir à Paris ou dans
quelqu’un de nos principaux ports ; on lui faisait valoir qu’il serait plus
à portée des grandes entreprises, que sa fortune pourrait y gagner, qu’il
s’épargnerait bien des déplacements et des fatigues.
Il ne voulut jamais quitter Lunas. Il se plaisait à rester
villageois, à vivre cordialement, simplement, avec tous ceux qui l’avaient
connu pendant sa jeunesse, à être sans morgue, sans prétention, le compagnon
de tous.
Comme il était joyeux quand après une de ses fréquentes mais
courtes absences, il rentrait à Lunas, et comme on y était heureux de le
voir. Il ne cherchait que cette popularité saine qui accompagne spontanément
l’homme de bien. S’il fut conseiller d’arrondissement et maire, ce fut dans
un esprit d’absolu détachement personnel, pour rendre service à sa commune
et à son canton. Tous en sont témoins.
Fidèle à ses amitiés, bon et indulgent pour tous, dévoué au public,
il faisait dans sa vie deux parts, la sienne propre et celle des autres.
On était frappé d’admiration pour cette riche nature, si pleine de
puissance de travail, d’entrain, d’intelligence, de gaieté, de libéralité.
Tous ceux qui l’ont connu béniront sa mémoire ; les pauvres et les
humbles regretteront leur bienfaiteur, tous pleureront leur conseiller et
leur ami.
Son nom continuera d’être dignement porté parmi nous ; ses exemples
seront suivis. C’est sur la tombe que l’on juge la valeur des hommes ; en ce
jour de séparation cruelle, éclate, plus que jamais aux yeux de tous, la
grande valeur de Mialane." |
Paul Leroy Beaulieu (1843-1916)
Issu d'une famille parlementaire et orléaniste, fils de Pierre
Leroy-Beaulieu, il fait ses études au lycée Bonaparte à Paris. Licencié en
droit de la faculté de Paris, il poursuit ses études à Bonn et à Berlin. De
retour en France, il se consacre à l'étude des sciences économiques et
sociales. Représentant d'une nouvelle génération d'économistes, il devient
chef de file des économistes libéraux. Il publie un certain nombre d'études
sur les salaires ouvriers, l'administration locale en France et en
Angleterre, et le travail des femmes employées dans les travaux
d'industries.
En 1870, il remporte un prix de l'Institut avec un mémoire sur le
Système colonial des peuples modernes, qu'il augmente et publie en
1874 sous le titre De la colonisation chez les peuples modernes. Avec
cet ouvrage, Leroy-Beaulieu devient l'un des porte-parole de la
colonisation, inspirant les discours de Jules Ferry, et invitant la
Troisième République à une nouvelle expansion coloniale.
Il reprend en 1873 le titre L'Économiste français. De 1879 à 1881,
il est titulaire de la chaire de science financière à l'École libre des
sciences politiques. En 1878, il succède à son beau-père Michel Chevalier à
la chaire d'économie politique du Collège de France et il est élu membre de
l'Académie des sciences morales et politiques. Il fut également membre de la
Fédération nationale des Jaunes de France. Membre de la Société d'économie
politique, il est élu vice-président en 1893 puis président en 1911.
(d'après WIKIWAND.com/fr) |