Souvenirs d'enfance par Léon COMMEIGNES

LA GUERRE 1914-1918

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    Cette période de la guerre 1914-1918, m’a, je crois, fortement marqué ; j’en ai gardé en tout cas des souvenirs impérissables.

    Le
2 août de l’année 1914 débutaient les grandes vacances scolaires qui s’achèveraient le 1er octobre.

   Ce jour-là, nous, les gamins étions contents et ne nous préoccupions pas des bruits de guerre qui couvaient sous la cendre. Il n’y avait pas de radio pour rappeler le détail des évènements politiques qui survenaient dans le monde. Les gosses restaient je crois, longtemps des gosses à cette époque. Il n’en est pas de même aujourd’hui.
   Le maître nous ayant libérés avant l’heure normale, nous avions hurlé dès 14 heures : "
vivent les vacances, point de pénitences, nous mettrons les livres au feu et le maître au milieu ! ". Comme cela arrivait après la classe, nous avions décidé de jouer aux soldats, affublés de sabres et de fusils de bois ; et pan ! pan ! dans la montagne, sur les pentes du Pioch, au Redondel sous l’œil maternel de la Vierge ou aux Fourches, au-dessus de la gare. Pour donner plus d’éclat à notre jeu, je décidai de prendre mon tambour (j’en battais très jeune) et me voilà à la tête de notre armée ; ran plan plan, ran plan plan… joyeux, les rumeurs de guerre loin de notre esprit…

   ...et pourtant sans le vouloir, je venais de semer l’angoisse dans le cœur des mères et des épouses ; elles qui étaient déjà tendues par l’imminence de la catastrophe ont cru que la guerre était déclarée ! Les gens accouraient aux nouvelles à la mairie qui démentait évidemment tout ordre de mobilisation. Les femmes parlaient de crever mon tambour, puis le village retrouva son calme...

   Mais à 16 heures, je venais à peine de ranger mon instrument, que le gendarme venait prévenir mon père (crieur public du village) de publier immédiatement la déclaration de guerre entre l’Allemagne et la France et l’ordre de mobilisation générale.
   Les cloches de l’église se mirent à sonner le tocsin. La population était affolée. Les femmes pleuraient, les hommes hurlaient : "
A Berlin !" Il y avait alors beaucoup de patriotisme: nous étions préparés pour cela dans les écoles depuis notre enfance.

   Le soir, grande réunion de la population sur la place de la mairie. Joseph Milhaud, en qualité de sergent de réserve, exalta le patriotisme de ses camarades. Monsieur Migayrou, secrétaire de mairie, adjudant d’active à la retraite fit un laïus. Toute l’assemblée chanta la Marseillaise guidée par la voix chaude du ténor Milhaud et cela se termina par les cris répétés : "A Berlin ! A Berlin !"

   Combien hélas ne sont pas revenus de ceux qui se trouvaient là réunis et pleins de vie ce soir-là !  Et les longs jours de l’interminable guerre commencèrent.
   Les hommes valides nous quittèrent les jours qui suivirent. Sans arrêt passaient en gare des trains de wagons à bestiaux. Des grappes d’hommes sur les marchepieds, sur les tampons vociféraient toujours le même "
A Berlin ! A bas le Kaiser !" Des dessins, des slogans sur tous les wagons fleuris de buis, de rubans. Quel enthousiasme !… " Dans un mois, ce sera terminé, nous serons là pour les vendanges… ".  Hélas ! Ils ne revinrent vendanger (pas tous) que 4 ans plus tard.

   Et il ne resta au pays que peu d’hommes : les plus de 65 ans et les jeunes de moins de 18 ans. Le village vivait dans la torpeur, l’angoisse étreignait les cœurs. Qui n’avait quelqu’un des siens au front ? Bien peu de familles.

   Bientôt ce furent les premiers morts pour la France qui vinrent endeuiller et accabler davantage les habitants. Pour les enfants, le village devenait encore plus sombre et plus triste.

   Je me rappelle les longs trains de blessés qui passaient en gare de Lunas, que l’on reconnaissait à leur roulement lent sans heurt sur la voie ; au bruit sourd qu’ils faisaient en passant sous le tunnel. Le soir dans mon lit, en les entendant, je me sentais tout angoissé malgré mon jeune âge. Il arrivait que les «dames de la croix rouge» du village fassent arrêter ces trains et offrent aux blessés des boissons chaudes et des gâteries. Cela se faisait aussi pour les trains de voyageurs : il y avait tellement de soldats déplacés.

   J’allais tous les soirs à la prière durant ces quatre longues années. Je priais pour toute la famille, mais surtout pour mon frère Jules qui, de la classe 1914,  avait été mobilisé dés septembre au 173ème régiment d’Infanterie à Bastia et Corte. Après un mois d’instruction seulement il se trouvait aux Eparges dans la Meuse. Il y fut blessé légèrement au front et une coïncidence heureuse le conduisit dans un hôpital de Béziers où il ne resta que quelques jours, sa plaie ayant guéri très vite. A sa sortie de l’hôpital il fut affecté au 2ème Zouave. Je me rappelle son costume : gros pantalon bouffant kaki et le traditionnel petit boléro bleu à parement jaune, chéchia rouge. Il remonta au front et cette fois à la bataille de l’Argonne (en 1915) fut blessé à la main par une balle explosive qui lui infecta le bras. Il demeura longtemps entre la vie et la mort dans un hôpital d’Orléans. Ma mère fut appelée d’urgence à son chevet par les demoiselles Philippon qui étaient infirmières et qui le soignaient avec dévouement. Enfin il put reprendre le dessus mais pour lui la guerre était terminée. Lorsqu’il revint au pays, réformé, il fut nommé facteur à Ceilhes. Il connut sa femme, institutrice dans un petit village de l’Hérault, à Romiguiéres, sur le plateau de l’Escandorgue. Ils se marièrent en 1922. Jules mourut en 1928 ; son sang n’avait jamais repris son état normal, une plaie suppurait tout le temps à sa cheville.

   Depuis le retour de mon frère, l’angoisse était bien moins grande à la maison. Mon père, lui, ne risquait rien. Versé au service auxiliaire (il avait comme moi le bras gauche luxé), il passa toute le guerre à l’hôpital de Lodève. Infirmier, il faisait aussi fonction de coiffeur et fournissait les menus de ces messieurs les majors en truites, écrevisses, lapins, perdreaux, etc… selon l’époque. Aussi n’a-t-on jamais pu le déraciner de cette planque enviée, malgré pas mal de tentatives d’ailleurs. On voyait cet homme plein de vie et relativement jeune, 40 ans à peine, passer dans les rues de Lodève sur son vélo en sifflant ou chantant comme il l’a toujours fait. Il rentrait tous les samedis à Lunas pour coiffer ses clients et repartait tous les lundis matin à vélo ; les majors étaient très tolérants pour lui et pour cause !...

14 juillet 1916 à  Lunas... (photo, cliquez)

   Nous n’avons pratiquement pas souffert des privations durant toute cette guerre. Maman était très active et ses deux ou trois jardins nous procuraient à peu près tous les légumes dont nous pouvions avoir besoin. Seul le sucre était rare et nous devions sucrer avec de la saccharine. Le pain ne nous a jamais manqué. Mon père complétait aussi nos menus de tous les produits de son braconnage où il excellait d’ailleurs. Les sangliers surtout ne manquaient pas à la maison, car les chasseurs absents, ils infestaient nos montagnes et s’approchaient jusqu’aux limites du village pour chercher à manger : glands, châtaignes et raisins dont ils sont gourmands. Il fallait donc faire des battues pour s’en débarrasser et souvent, le dimanche, c’était une hécatombe de ces "pachydermes". Leur chair savoureuse venait compléter notre ordinaire pendant de longs jours. L’un de ces gros sanglier fut tué dans le gouffre de la gare. Il faut savoir que lorsqu’il est blessé, le sanglier recherche toujours l’eau pour arrêter l’hémorragie. C’est pour cette raison que celui-ci reçut, de mon père, le coup de grâce si près des maisons.

   Enfin le cauchemar se termina.

  Le 11 novembre 1918, dans l’après-midi la grande nouvelle arrive. La guerre est terminée l’armistice est signé. Les cloches sonnèrent de nouveau, mais ce fut un carillon de victoire et de joie. On oubliait, dans l’euphorie, les millions de vies humaines sacrifiées, les souffrances de tout le flot des grands mutilés. Mais nous avions été si tristes et si retenus pendant ces longues années que la joie ne pouvait être contenue et tout le monde s’embrassait, chantait. Vers 16 heures, mademoiselle Gauffre me faisait appeler et m’apprenait au piano "la Madelon de la Victoire" que je chantai le soir sur la place de la mairie, juché sur une table.

   Je puis faire aujourd’hui un rapprochement entre le soir où Milhaud exhortait ses camarades au devoir et ce soir de victoire et d’allégresse. L’euphorie dura de longs jours car, dans les semaines qui suivirent, les hommes mobilisés étaient libérés suivant leurs classes d’âge. Puis ce fut le retour des prisonniers qui souvent n’étaient plus revenus depuis le début des hostilités, tel le maire actuel Théophile Maurel qui de 4 ans n’avait pas revu Lunas. A chaque retour c’était une fête. J’étais un spectateur bien placé puisqu’alors nous avions pris le café de la gare. Mon père, qui était alors un chanteur semi professionnel de comique troupier et qui indiscutablement faisait plaisir aux auditeurs, remplissait tous les soirs la salle du café. Les gens voulaient rire, s’amuser ; ces hommes qui revenaient du front, de ce carnage, ne songeaient plus au travail mais voulaient vivre, boire et chanter.
 

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