La chasse aux « becque-figues » ou la technique de « l’espère »

 
   Dans notre région, tous les hommes chassaient à partir de 16 ans, âge requis pour obtenir le permis de chasse.

   Cette tradition était une évidence, elle ne se discutait pas. Le chasseur amenait son fils âgé de quatorze ou quinze ans quand il partait avec ses chiens tirer le lapin, le lièvre, le faisan ou le perdreau. De temps en temps, il passait le fusil à l’adolescent pour lui apprendre le maniement de l’arme et les rudiments de ce loisir que certains n’ont pas hésité à qualifier d’art. Souvent, les jouets de garçon étaient orientés vers l’exercice du tir. On lui offrait un arc, un pistolet, une carabine qui, tirant des flèches au début de l’enfance, se chargeait avec des vraies cartouches quand le certificat d’études primaires était réussi. La réussite au « certif » n’était pas le seul évènement permettant d’offrir une arme de chasse ; la communion solennelle, la guérison des oreillons, la mue de la voix, pouvaient aussi faire un excellent prétexte. Le permis en poche, donc après son seizième printemps, notre jeune homme chassait avec le fusil du grand-père trop gâteux, ou mort à la guerre de 14-18, quand il n’était pas décédé de mort naturelle.

   Mon père, handicapé depuis son accident à la mine, ne pouvait plus s’adonner à cette activité qui lui manquait beaucoup. Je l’ai vu quelquefois, assis sur son fauteuil derrière la fenêtre de la cuisine, effacer discrètement une larme, quand il voyait un voisin partir, le fusil sur l’épaule, en suivant son chien tout excité. Tout cela pour dire que malgré mon adresse au tir, je n’ai pas eu droit à la formation paternelle dans ce domaine. Par ailleurs, pensionnaire à l’école St Jean-Baptiste de la Salle à Saint-Affrique depuis la classe de 6e, j’étais loin de la maison familiale pendant la période d’ouverture de la chasse. A 16 ans, je n’ai donc pas pris le « permis » qui ne m’aurait été d’aucune utilité pour aller en promenade à Versols ou Vendelove, le dimanche après-midi, avec Frère Jean et tous mes petits camarades pensionnaires. Voilà comment les circonstances m’ont amené à devenir une exception dans cette longue lignée d’hominidés chasseurs caractérisés par la possession d’un fusil calibre 12 ou 16 et d’un ou plusieurs chiens de chasse.

   Je dois avouer que la pratique de la chasse ne m’a jamais vraiment manqué. J’ai toujours préféré la précision de la visée sur une cible, au coup de fusil instinctif sur du gibier en fuite. Mon père allait trouver un bon compromis alliant son goût pour ce « sport », son infirmité et ma préférence pour le « tir aux pigeons » en m’invitant à la chasse aux « becque-figues » qu’on pratique à « l’espère ». Mais qu’est ce donc que ceci ?

   Les « becques-figues », c’est le nom que mon père donnait aux passereaux (moineaux, merles, grives, mésanges, rouges-gorges, etc.) qui viennent se nourrir, en automne, dans les arbres fruitiers. A quelques centaines de mètres du village, en direction de la mine, on arrive par un chemin de terre dans un bois en bordure de la rivière. Là, dans cette végétation abondante, bien arrosée par l’Orb, poussent des sureaux, figuiers sauvages et autres arbres pleins de graines et de petits fruits. C’est dans ce véritable garde-manger pour oiseaux que nous venions, avec une carabine « 9 millimètres », nous mettre à l’affût. Cette technique de chasse, appelée dans la région « l’espère », consiste à attendre le gibier, caché le mieux possible à proximité d’un lieu de passage ou d’une « mangille » (endroit où l’animal sauvage se nourrit). A proximité l’un de l’autre, accroupis derrière un buisson à l’ombre du feuillage, nous attendions patiemment et sans bruit, qu’un volatile affamé se présente. Le mieux placé pour apercevoir l’imprudent, prenait alors la carabine avec délicatesse, visait sans faire de mouvements brusques et tirait sur la cible. Nous étions assez adroits l’un comme l’autre et même l’un autant que l’autre. Je crois me souvenir que 7 à 8 tirs sur 10 faisaient mouche. Après une à deux heures de chasse, nous rentrions avec nos piètres victimes enfouies dans la musette, en cachant la carabine, pour éviter de se faire repérer par le garde qui traînait de temps à autre dans le secteur. Arrivés chez nous, ma mère plumait les oiseaux, les vidaient et quand il y en avait suffisamment pour la famille, elle les faisait cuire dans une casserole avec de l’huile, de l’ail et du genièvre. Mon père aimait tellement ce plat, qu’il mangeait tout, même les os des passereaux.

   Je repense à ces moments-là avec beaucoup de tendresse. Même si peu de mots étaient échangés entre nous, cette proximité, cette connivence, ces moments de plaisir partagé, nous rapprochaient. Par la suite, j’ai eu souvent des difficultés à communiquer avec mon père, c’est peut-être pour cela que la chasse aux « becque-figues » restera pour moi un souvenir particulier, un joyau discret que je cache au fond de moi avec une certaine pudeur.
 

Sommaire souvenirs d'enfance de Robert Guiraud

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