Léa : le nourrisson qui devait mourir de faim.

    Quand nous parlions de la famille très nombreuse des Guiraud, mon père qui était le benjamin d’une fratrie de 11, disait toujours : « Ma mère a élevé 12 enfants ». Il expliquait aussitôt ce paradoxe en disant que sa nièce Léa, son aînée de 6 ans, avait été allaitée par ma grand-mère Léontine.

   Son mari, mon grand-père Emile Guiraud, est né à Joncels en 1848. Il perd son père très tôt et par le recensement de 1861, on apprend que sa mère, veuve, vit avec ses 2 derniers enfants, de la charité publique. En 1866 Emile est le berger d’André Laurès à Joncelet, puis il sera garçon cordonnier en 1872 et nous le retrouvons, établi dans cette profession, au recensement de 1876 au hameau de Caunas. Léontine Arnaud et Emile se marient le 15 mai 1879 à Dio chez les parents de la mariée, lui a 31 ans et elle 20. Ils s’installent à Caunas où Emile vit déjà avec sa mère Marie-Anne (née Appolis).

   Dans sa jeunesse Emile était chantre à l’église de Joncels. J’ignore s’il a conservé cette fonction à l’église St Saturnin après son arrivée à Caunas. La famille était pauvre car la confection des chaussures pour les villageois pas riches rapportait peu, c’était toujours une prouesse que de « nouer les 2 bouts » et nourrir tout le monde d’autant plus que les naissances se succédaient. L’aînée Dorothée-Léa est née en 1880, Augustine en 1881, Marius en 1883, Aimé en 1884, Marie en 1888, Laure en 1890, Clémentine en 1892, Julie en 1894, Emilie en 1897, Olympie en 1901, et enfin mon père Augustin en 1904. Ces grandes familles étaient fréquentes et pauvres, voilà pourquoi les enfants étaient placés dès l’âge de 11 à 12 ans comme apprentis ou domestiques logés et nourris chez un artisan ou dans une ferme.

   C’est ainsi qu’Augustin, le dernier de la famille, s’est retrouvé seul avec sa mère à l’âge de 5 ans après la mort du père redevenu berger avant de mourir (recensement de 1911). Il se souvient que pour manger, Léontine apportait les chaises aux riches qui venaient à la messe le dimanche et ainsi recevait en échange une pièce. Ce n’est qu’à sa vingtième année qu’il a eu assez d’argent pour s’offrir le portrait de sa maman reproduit ci-contre. Mon père a toujours reproché à ses frères aînés de n’avoir rien fait pour aider la mère devenue veuve et sans ressources.

   Officiellement appelée Dorothée-Léa, bien que tout nous porte à croire qu’on l’appelait Léa, L’aînée s’est mariée jeune à François Roquefeuil, elle n’avait pas encore 17 ans. Elle mourra à 18 ans en donnant la vie à Léa au cours de l’année 1898. Dans cette situation, les familles qui n’avaient pas les moyens de payer les services d’une nourrice, laissaient mourir de faim le nouveau-né dont la naissance n’était pas toujours déclarée à la mairie. On dit même que dans certaines régions, la dépouille finissait dans la porcherie avec le placenta, dévorée par les cochons. Ce n’était pas le cas chez les Guiraud. Un enregistrement à l’Etat-Civil atteste qu’Emile a déclaré à la mairie de Lunas, un enfant mâle, mort-né le 22 Juin 1886 à Caunas. Faire 10 kilomètres à pieds pour aller inscrire la naissance d’un enfant mort, dénote un certain civisme. Mais revenons à Léa, orpheline à un jour. Heureusement, à cette époque, ma grand-mère nourrissait encore Emilie qui sera appelée Rose toute sa vie. N’écoutant que son cœur, elle a pris le nourrisson, lui a donné le sein et le prénom de Léa pour que survive la mémoire de sa fille Dorothée. Il est difficile aujourd’hui de mesurer la générosité spontanée et l’humanité de ce geste. Pour en avoir une idée, il faut avoir à l’esprit la misère du ménage qui doit déjà nourrir 2 enfants de moins de 3 ans. Léontine âgée de 38 ans vient de perdre Laure âgée de 6 ans après avoir perdu Marie à 20 mois et Clémentine à 5 mois. Mon père m’a toujours dit qu’en cette fin de siècle et dans ces conditions, la coutume était de laisser mourir l’enfant pour donner plus de chances de survie aux autres. A cette époque, personne n’aurait trouvé anormal que ma grand-mère abandonne l’enfant de sa fille à son sort, mais cela était au-dessus de ses forces, il fallait qu’elle sauve cette vie quoiqu’il arrive.

   Quelle leçon d’humanisme ! Nous, ses descendants, pouvons être fiers de nos aïeux. S’ils étaient pauvres, ils sont restés dignes. La misère qui avilit parfois les comportements, n’a pas émoussé leurs valeurs profondes, leur altruisme, leur moralité, leur fierté. Tous les Guiraud se reconnaîtront dans cette histoire et même si ma modestie doit en souffrir, je suis convaincu qu’ils comprendront mieux d’où leur vient la grandeur d’âme qui les habite. Ceci dit, les Guiraud peuvent parfois montrer des tendances mégalos, mais rien de grave car ces légères dérives sont compensées par une bonne dose d’autodérision.

Léontine ARNAUD épouse GUIRAUD (née en 1859 -

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