Mon premier mort, l’oncle Aimé.

    Je devais avoir 7 ou 8 ans, le jour où mon père me dit : « Tu l’as pas vu depuis quand, ton oncle Aimé ? » J’ai dû répondre par une moue qui devait signifier : Je n’en sais rien. Après quelques secondes de réflexion, il ajouta que nous irions lui rendre visite dans l’après-midi du lendemain. Cet oncle, de 20 ans plus âgé que mon père, était le quatrième dans la lignée des enfants de Léontine et Emile Guiraud, mes grands-parents. Avec Marius, né un an avant lui, il faisait parti des aînés mâles de la fratrie essentiellement féminine.

(Dessin réalisé par ma fille Sandrine)

  Aimé est placé comme domestique chez les Sauvan ; puis, après le service militaire, dans la famille Delmas qui fait partie du cercle restreint des gros propriétaires terriens de Caunas. Entre 1910 et 1920, il épouse Marthe, la fille de son maître, de 21 ans son aînée. Bien que ce soit chose assez courante à la campagne, l’affaire n’est pas passée inaperçue car une sœur de Marthe, Fauna, vieille fille comme elle, s’est mariée avec Clovis beaucoup plus jeune qu’elle. L’événement « coup double » a nourri la chronique sarcastique locale en débordant largement les limites de la commune. Un demi-siècle plus tard, ma belle-mère se souvenait encore du « buzz ». Le couple Aimé Guiraud – Marthe Delmas n’a pas eu d’enfant mais ils ont fait construire une belle et grande maison à l’entrée du village. Peinte en blanc, elle avait fière allure avec, au-dessus du garage, une terrasse spacieuse bordée par une rambarde en pierre posée sur colonnettes. Cette maison me faisait rêver et nous adorions, mes petits camarades et moi, jouer sur cette terrasse qui nous permettait de voir tout ce qui se passait aux alentours, comme sur une tour de guet.

   Mais revenons à l’oncle Aimé : pour l’heure il était très malade. Un cancer du tube digestif le rongeait depuis plusieurs mois, creusant ses joues sous sa barbe blanche et vouûant encore plus son corps sur sa canne quand il essayait péniblement de marcher. Comme convenu, mon père m’amena lui rendre visite dans la maison des Delmas qu’il habitait alors. La belle maison blanche, étant probablement devenue trop grande après le décès de Marthe, avait été louée et c’était la famille Capdeville qui l’habitait à ce moment-là. Mon père, après son accident à la mine et une longue convalescence, avait dû reprendre le travail, mais sans pouvoir faire les 6 km de trajet à vélo comme avant. Il avait donc acheté, par nécessité, une petite voiture d’occasion et comme il n’avait pas de garage, il a demandé à son frère Aimé de pouvoir la garer dans la cave vide de cette maison. Après quelques mois d’activité, une phlébite mit fin à la carrière de mon père et la voiture resta au garage pour mon plus grand plaisir. Comme tous les enfants j’aimais prendre la place du papa derrière le volant et toucher à tous les boutons. J’ai gardé en mémoire ces moments exaltants dans l’odeur du cuir et de l’essence mêlée où la pénombre du garage favorisait mes rêves d’aventure.

    « Aimé, sios aqui ? (Aimé, tu es là ?)» nous venions d’atteindre la porte d’entrée de l’habitation de mon oncle au bout de l’escalier qui menait de la rue au 1er étage et mon père annonçait notre arrivée en patois à son frère. « Poudés intra, la porto n’és pas barado (vous pouvez entrer la porte n’est pas fermée) » : Aimé nous invitait à entrer d’une voix chevrotante mal assurée. Arrivés près de lui mon père me demanda d’embrasser mon oncle et lui dit : « Eh alors, cousi bas ? (alors comment ça va ?)» Après un long moment de réflexion ou peut-être pour reprendre son souffle, Aimé répondit mi-patois mi-français: «Bal pas gayré (je vaux pas grand chose), j’irai pas sur le Pioch, courir après les lapins». Cette longue phrase l’avait épuisé. Une nouvelle pause fut nécessaire pour lui laisser le temps de récupérer. «Assieds-toi Augustin, as lou temps ?(tu as le temps ?) » Alors nous nous sommes assis, de part et d’autre de la table. Pendant que les deux frères échangeaient quelques mots sur le temps qu’il fait et l’évolution de la maladie, je regardais tout autour de moi cette pièce éclairée par la fenêtre devant laquelle mon oncle était assis, calé par des coussins dans un fauteuil d’osier. Le temps passait lentement, puis les mots sont devenus rares et les silences interminables. Le jour commençait à baisser comme les paupières du malade dont la respiration ralentissant annonçait un assoupissement imminent. Mon père se leva alors et dit : « Bon Aimé, il se fait tard, on va te laisser te reposer, je reviendrai te voir, adissias (c)». Mon oncle acquiesça en clignant des yeux puis nous sommes partis sans bruit en évitant de perturber le crépuscule de cette soirée qui envahissait la pièce. Arrivé dans la rue que je trouvais soudain bruyante, je me sentis soulagé et satisfait comme après une bonne action mais pas mécontent de passer à autre chose.

   Dans les jours et les semaines qui suivirent, la santé de l’oncle Aimé s’était encore dégradée. Il ne quittait plus le lit. La jeunesse permet de passer de la préoccupation à la curiosité en un temps record, aussi j’oubliais assez vite la tristesse de l’actualité familiale jusqu’à ce matin-là, où l’angélus habituellement plutôt gai, fut suivi par la sonnerie sinistre du glas. Je n’ai pas eu à réfléchir longtemps pour deviner qui était la cause du réveil du bourdon. Alors je suis rentré à la maison pour apprendre la triste nouvelle qui confirmait mon intuition : Aimé était décédé dans la nuit.

   Le lendemain mon père m’a emmené faire la visite. Nous avons mis nos vêtements du dimanche, un morceau de crêpe noir dans la pochette de la veste et sans dire un mot, nous nous sommes dirigés vers la maison des Delmas à quelques dizaines de mètres de la nôtre. Devant la porte il y avait un guéridon avec les attributs mortuaires, le drap noir brodé de fil d’argent, le cahier de condoléances. L’escalier me parut plus sombre et plus haut que la fois précédente et je n’étais pas rassuré à l’idée d’affronter mon premier mort. Quand nous sommes arrivés dans la salle à manger, nous avons embrassé la famille, salué les autres visiteurs, puis Toto, Etienne Delmas de son vrai nom, nous a conduits vers la chambre. Allongé sur le lit, dans un costume impeccable, les mains croisées sur un crucifix, l’oncle semblait absent. Ce visage cireux déserté par la vie, je ne l’ai pas reconnu au premier abord. Si je sentais une présence, elle n’était pas dans ce corps immobile et vide, mais dans tout ce qui l’entourait, les meubles, le papier peint, les objets. Toto racontait à voix basse à mon père les derniers moments de son frère, puis nous nous sommes recueillis en silence. Après la bénédiction du défunt à l’aide d’un rameau de laurier trempé dans l’eau bénite, nous avons quitté la chambre pour laisser la place à d’autres visiteurs.

   Dehors, le glas avait repris son chant funèbre. Le visage de mon père s’est alors assombri subitement et il murmura comme pour lui seul : « ah, cette cloche, cette cloche … ». J’ai cru comprendre, sans oser intervenir, que de vieux souvenirs venaient d’envahir sa mémoire. Alors, par contagion émotive, une bouffée de tristesse m’a tout à coup submergé, gonflant mon cœur et me piquant les yeux, j’ai éclaté en sanglots si violents que rien ni personne ne semblait pouvoir les arrêter. En courant, je suis partir me cacher, le visage enfoui dans les mains, jusqu’à ce que peu à peu le calme revienne dans ma tête et dans mon cœur, après avoir évacué le trop-plein d’émotion trop longtemps contenue.

   Les obsèques ont eu lieu à l’église de Caunas, puis l’inhumation s’est faite en deux temps pour se terminer, sous la pression des Guiraud, dans le caveau de la famille Delmas, situé sous le hameau du Py, où Aimé repose pour l’éternité. Matériellement, il ne nous reste rien de l’oncle, ni descendance, ni le moindre legs, pas même une photo. La famille où il a choisi de vivre a tout gardé pour elle, comme si elle lui avait conservé son statut de domestique malgré son mariage, en le complétant par celui d’orphelin. Si je signale cela ce n’est pas pour stigmatiser une famille mais un comportement méprisant de la classe possédante. Je le fais sans ressentiment, seulement pour souligner que ce fut une souffrance pour mon père.

   Adissias (*) tonton, je t’aimais bien et tu m’as manqué.

(*) A dissias : Dans notre région cette expression occitane veut dire « bonsoir ». Affectueusement. Dans les dictionnaires spécialisés que j’ai consultés, j’ai trouvé « adieussiatz » traduit par un bonsoir poli et pluriel.

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