Le téléphone et la télévision chez Pauline Colombier

   Il n’est pas si vieux le temps où télévision et téléphone ne faisaient pas partie du mobilier courant équipant l’habitation du Français moyen. Quand il était urgent de prévenir quelqu’un, on lui envoyait un télégramme. C’est-à-dire qu’il fallait se rendre ou téléphoner à la poste la plus proche pour dicter à la préposée un message le plus court possible car la facture était proportionnelle au nombre de mots. Ce message était ensuite transmis par téléphone au bureau de poste le plus proche du destinataire à qui le facteur amenait la missive dès que possible. C’était, en quelque sorte, l’ancêtre du SMS mais en beaucoup plus lent. Par ailleurs, les communications téléphoniques étant établies manuellement par des opérateurs, le temps d’attente était parfois long. Il faut se remémorer le sketch « le 22 à Asnières » créé par Fernand Reynaud qui illustre à merveille cette caractéristique. Mais revenons dans notre village où seule, Pauline Colombier, possédait le téléphone. Elle devait se déplacer pour prévenir le destinataire d’un appel et comme elle avait un certain âge et marchait avec difficulté, cela pouvait prendre un certain temps. Par chance il n’y avait pas de forfait mensuel limitant la durée, et le coût de l’appel dépendait peu de sa longueur.  Chez elle, le téléphone se trouvait en haut de l’escalier conduisant de la porte d’entrée à la salle-à-manger. Quand une personne venait pour téléphoner, Pauline rentrait dans sa cuisine par discrétion et en ressortait en fin de communication pour percevoir le règlement du « coup de fil ».

   A Dio, c’est ma grand-mère qui détenait la cabine téléphonique et, par là même, le pouvoir de communication avec l’extérieur. De ce fait, il ne se passait rien dans le village sans que la famille en soit informée ; par le réseau du voisinage relayé par les liens amicaux, l’information avait rapidement  fait le tour des chaumières du canton. Twitter restait à inventer mais la fonction était déjà remplie, même si le rayonnement restait modeste. Plus tard, avec l’arrivée des cabines téléphoniques implantées près des voies de circulation, il est devenu plus facile de téléphoner et surtout de façon plus intime. Pouvons-nous encore imaginer qu’il soit possible de vivre sans portable, en n’ayant recours au téléphone qu’en de rares occasions ?

Si téléphoner était presque un luxe, se faire une soirée télé privée relevait du fantasme. La première fois que j’ai vu une émission de télévision, je suppose que c’était à Castres au début des années 60. L’école St-Joseph avait fait installer un récepteur dans la classe de dessin et, si je me souviens de ce détail, c’est dû au fait que nous nous affalions sur les grandes tables inclinables pour regarder la télé. Un autre détail me revient en mémoire : c’est la foule qui envahissait les bistrots toulousains, les soirs de match du tournoi des 5 nations, alors que les rues étaient désertes, vidées par l’évènement. Bien sûr, à cette époque, peu de gens avaient la télé, aussi pour les grandes occasions comme « La piste aux étoiles », « Au théâtre ce soir », « Les dossiers de l’écran » ou les rendez-vous sportifs importants, les intéressés se faisaient inviter ou se regroupaient dans les lieux publics équipés. Dans les villages quelques personnes, souvent seules, avaient fait l’investissement pour adoucir un peu leur solitude par la distraction que procurait l’image. La télé était aussi prétexte à se regrouper entre voisins pour voir une bonne émission en échangeant les potins du moment. Sur le plan technique, l’installation d’un tel appareil nécessitait la compétence d’un professionnel car une fois en place, il fallait régler l’image en noir et blanc à l’aide de la mire : ce travail pouvait s’avérer long et délicat.        

 

Télé des années 60 

Mire pour réglage de l’image

   Pauline, déjà équipée du téléphone, faisait partie de ces personnes vivant seule dans une grande maison. Les soirées d’hiver devaient être longues pour elle malgré la proximité de son fils. C’est donc logiquement, qu’ayant les moyens de s’offrir une télévision, elle fut une des premières à en être équipée après Clovis (C. Durand) et la famille Sals entre autres. Peut-être à cause de ses trois petits-enfants qui amenaient leurs amis, sa maison était envahie par tous les gamins du village lors des émissions enfantines. En acceptant d’ouvrir sa porte aux enfants, sa demeure est rapidement devenue une sorte de lieu public, une espèce de maison commune où chacun venait à sa convenance dans le but de voir la télé ou de téléphoner.

   C’est ainsi que pendant mes vacances, avec un ou deux copains, parfois même seul, j’allais voir chez Pauline, les grandes émissions populaires qui devenaient, au fil du temps, des rendez-vous incontournables. Sa télévision trônait dans la salle à manger, pas très loin du téléphone et donc devenait visible dès qu’on arrivait en haut de l’escalier conduisant directement dans l’habitation sans porte à franchir. Les soirs de gala, les téléspectateurs envahissaient tout l’espace y compris les dernières marches de l’escalier. Je devinais que Pauline essayait de reconnaître celui ou celle qui venait de rentrer chez elle grâce aux reflets des verres de ses lunettes éclairées par la clarté de la télé et qui dévoilaient la direction de son regard inquisiteur et sévère. Je peux vous dire que celui qui venait d’arriver s’asseyait sur le carrelage le plus discrètement possible en tâchant de passer inaperçu. « C’est toi Robert ? » sa voix forte qui roulait légèrement les R couvrait le son de l’émission et venait d’anéantir tous mes efforts de discrétion. Timidement, je grognais un acquiescement avant de rentrer la tête dans les épaules pour paraître plus petit dans le but de me faire oublier le plus vite possible. Puis, tout doucement, la diversion que j’avais provoquée involontairement se dissipait et la télé reprenait ses droits en captant toute l’attention des spectateurs présents. 

   Comme il n’y avait qu’une seule chaîne, tout le monde regardait les mêmes films, les mêmes spectacles, les mêmes débats. Le formatage des esprits et la pensée unique démarraient leur travail d’uniformisation des idées et des comportements. Cet  aspect plutôt négatif du progrès technologique avait une contrepartie plus intéressante. La cohésion sociale y trouvait son compte par des relations plus faciles, plus consensuelles, plus amicales, plus étroites. L’ère de la révolution culturelle par l’image venait de commencer.

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