Atmosphère, atmosphère... (2ème partie).

   Ainsi le décor de la vie ordinaire et son accompagnement sonore changeaient progressivement d’une saison à l’autre. C’était un curieux mélange de voix aux intonations connues et de bruits familiers, peuplé d’images colorées et d’odeurs coutumières. Cette atmosphère rassurante et bienveillante me manque de plus en plus. Peut-être parce qu’elle me rappelle l’enfance, une enfance protégée au milieu du monde qui est le mien, où je suis né, où j’ai grandi, où rien de mauvais ne peut arriver, où l’enfant insouciant par nature peut vivre sans danger. Dans ce monde là, il n’est pas nécessaire de parler ; un regard, un sourire, un geste suffit à se comprendre entre membres de la tribu. Les mots deviennent superflus, incomplets et peuvent même trahir le fond de la pensée. Puis il y a la voix de ma mère qui m’appelle, « Robert ?». Au fait maman, pourquoi m’as-tu appelé Robert ?, il n’y a pas de Robert dans notre famille, c’est le choix de papa ? …. Je n’aurai jamais plus de réponse à mes questions d’enfant. C’est peut-être ça, devenir adulte : poser des questions dont on est seul à pouvoir choisir une réponse parmi beaucoup d’autres, sans jamais être sûr que c’est la bonne.

   Pendant que je décris ces bouffées de souvenirs qui remontent à la surface comme des bulles de gaz sur une mare, il me revient en mémoire quelques moments forts vécus par notre village. Rétrospectivement, ces grands moments inoubliables sont peu nombreux. Parmi ceux-là, il en est un qui me laisse un profond regret, c’est le voyage de Collioure en 1963. Pensionnaire à l’école St Joseph de Castres, à l’âge de 16 ans, j’ai manqué ce rendez-vous. Quand je regarde la photo qui suit, prise à cette occasion, je mesure à quel point j’aurais aimé être là, au milieu de tous ces gens dont je suis tellement proche. Il m’arrive même de ressentir comme un reproche à leur encontre : « Pourquoi ont-ils fait ce voyage sans moi ? Pourquoi je ne suis pas au milieu d’eux ? ». Je me sens exclu, rejeté, frustré et je n’arrive pas à raisonner ce sentiment, à effacer cette blessure affective sans fondement réel puisque personne n’est responsable si ce n’est mon émotivité.

Le voyage de Collioure en 1963 – Collection R. Guiraud

   Sur cette photo j’ai pu reconnaître : Marie-Thérèse Sals, Jean Sals, Mme Clochard, Jeannot Simon, Yvette Simon, Mme Cayla (institutrice), Marcelle Sals, Melle Demas (Titi), André Ricard, Raymond Laviale, Silvette Canet, Jean-Claude Estéban, Régine Canet, Mme Martin, Etiennette Lopez, Jeannette Bastide, Pierrot Bastide, Yvette Combés, Lucien Combés, Joseph Lopez. Parmi les enfants : Eliane Simon, Christian Combés, Michelle Bastide, Max Lopez, Alain Lopez. Je demande pardon à la dizaine de personnes que je n’ai pas réussi à identifier.

   Ce qui se dégage pour moi de cette image, c’est le portrait de notre village. La quasi totalité des familles y est représentée. Il manque, bien sûr, les parents, les grands-parents, les « ancêtres » de ces grandes familles qui me viennent à l’esprit : Bastide, Blanès, Canet, Clochard, Colombier, Combés, Delmas, Guiraud, Jourdan, Martin, Ricard, Veyres, Viguier. Pour compléter le tableau, ne rien oublier des piliers qui font l’âme de Caunas, il faudrait aussi ajouter quelques figures incontournables par leur originalité, leur côté « hors norme » comme : Limousi, Gago, Bitou, Clovis, le Pintrou, Titi, Toto, Fromajon, Maria Bitou, et tous ceux que j’oublie. Toutes ces femmes et ces hommes ont leurs qualités, leurs défauts, leurs coups de colère, leur tendresse, leurs moments de bonheur mais aussi leurs chagrins, ils sont tantôt gentils ou méchants, quelquefois riches mais souvent pauvres, ils rient, ils pleurent, ils rêvent. Mais surtout, ils me ressemblent comme deux gouttes d’eau. Dans chacun d’eux je retrouve un peu de moi-même alors que nous sommes si différents. Tous ces gens constituent ma « tribu », ils ont produit le « bouillon de culture » dans lequel je me suis développé, dont je me suis nourri. Ils sont mon « Atmosphère » mon oxygène, sans eux je ne serais pas tel que je suis.

   Ce microcosme caunassien, ridiculement petit à l’échelle du pays, est incroyablement riche par sa diversité, sa complémentarité, sa complexité aussi. Chaque individu est là avec toute son histoire familiale qu’il complète à son tour tout au long de la vie avec son propre vécu. Chaque être humain est une construction, un réceptacle qui contient les valeurs, les acquis de ceux à qui il doit la vie. Mais c’est également un être vivant sensible aux influences de son environnement : ses voisins, le paysage qui l’entoure, le climat, les évènements tristes et joyeux. En un mot, chacun se construit dans une «atmosphère » dont l’imprégnation et le souvenir le poursuivront jusqu’à la fin de son existence. Je suis persuadé que nous recherchons toute notre vie « l’atmosphère » qui a baigné notre enfance. Le phénomène d’appartenance à ce lieu qui nous a façonnés est certainement responsable du fait que nous sommes très sensibles aux modifications de l’environnement qui nous a vu grandir. C’est là, à mon sens, qu’est né notre besoin de préservation, de conservation, de restauration de notre patrimoine. Dans les périodes d’évolution rapide, il arrive que la population d’un village change et génère, de ce fait, un climat de conflit entre ceux qui souhaitent le changement et ceux qui ont besoin de conserver leurs racines.

   J’écris ces lignes dans les jours qui suivent les attentats du 13 novembre 2015 où des terroristes ont tiré sur la foule et abattu 130 personnes essentiellement jeunes, sans distinction de nationalité, de religion, de culture. Le seul point commun des victimes réside dans le fait qu’ils profitaient de la vie dans un restaurant, un bar, une salle de spectacle. Cet événement a provoqué dans la nation un traumatisme, un chamboulement relationnel, un climat inédit chez nos contemporains et je ne peux pas m’empêcher de faire un lien avec ce chapitre. Est-ce le danger, la peur, qui provoque ce besoin de se regrouper autour des valeurs communes qui nous servent dans ce cas de rempart , ou bien la peur nous fait-elle rechercher la protection des proches, de l’Etat ? Dans ce dernier cas les valeurs sont reléguées au rang de moyen d’identification des compatriotes et sont déchues du rôle de trésor à défendre plus chevaleresque, plus romantique. A ce moment précis, nul ne sait ce que l’histoire retiendra de cet élan d’unité gigantesque, vibrant, transcendant que la France a vécu et continue de vivre. Tous les Français, quelle que soit la couleur, l’origine, la religion, l’âge se regroupent autour du drapeau, de la Marseillaise, sans haine mais avec courage et détermination pour faire face au danger. Les exemples d’entraides, les manifestations pour la liberté, les messages de fraternité se multiplient sur les réseaux sociaux. La Nation toute entière fait preuve d’une grande maturité, d’une grande force, d’un attachement surprenant aux valeurs de la République. Tout cela était indécelable avant ces évènements où le racisme, l’individualisme, l’égoïsme progressaient tous les jours un peu plus. Il est trop tôt pour prévoir le résultat final des conséquences de ce séisme dont les ondes de choc n’arrêtent pas d’ébranler nos comportements, nos certitudes.

   Une chose est sûre, il ne faut pas désespérer de la nature humaine. Au plus profond de moi-même je suis fier d’être Français, de faire partie de ce peuple, de vivre dans ce pays qui aime les plaisirs de la vie et rassemble tous ses concitoyens sans distinction d’origine. Un pays qui a choisi d’écrire sur le fronton de ses édifices publics : liberté, égalité, fraternité. Et tant pis si ce paragraphe est quelque peu hors sujet ou plutôt hors période, car en fin de compte, le « fil rouge » est toujours le même. Il s’agit toujours d’une question « d’atmosphère » dont la force nous pénètre, nous pétrit, nous façonne sans demander notre avis pour faire de nous un être en perpétuelle construction.
 

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