Du pètecarot et la canne à bombe

   De tout temps, si j’en crois ma mémoire, les hommes ont ressenti le besoin de faire du bruit pour fêter un événement, manifester leur joie ou attirer l’attention de leurs congénères. C’est certainement pour faire comme les grands que les enfants les imitent, au nom du principe de l’apprentissage par l’exemple utilisé chez un grand nombre d’espèces animales pour éduquer leur progéniture. Le fait est, que dans mon enfance, un des premiers outils que j’ai dû confectionner pour faire partie intégrante de la tribu des enfants de mon âge ayant une vie sociale presque autonome entre les repas, fut le «Pétecarot». Cet engin avait 2 fonctions : lancer un projectile à quelques mètres et faire un bruit de pétard ce qui permettait de l’assimiler à la catégorie des armes à feu. La technologie, assez proche de l’âge de pierre, consistait à couper un tronçon de branche de sureau d’une trentaine de centimètres, puis d’en retirer la partie centrale, comparable à la moelle d’un os, à l’aide d’un fil de fer. Le résultat de cette opération donnait un tube végétal d’un diamètre intérieur approchant le centimètre pour un extérieur de 3 à 4. Pour charger cette arme redoutable, il fallait tailler des bouchons dans une racine d’iris pour boucher les 2 extrémités de notre tube.

   Le tir se faisait en poussant un des bouchons avec une tige de bois plus fine que le trou de ce canon, jusqu’au moment où l’air comprimé dans le tube chassait avec force l’autre bouchon en provoquant un bruit comparable à l’ouverture d’une bouteille de vin mousseux. Le Pétecarot nous donnait l’accès aux activités des adultes : se battre, chasser et faire du bruit pour exister. La survie de la race humaine était assurée.

 Après l’enfance, le besoin de jeux belliqueux s’estompe quelque peu mais le goût du bruit reste. Je me souviens d’une coutume pratiquée à Caunas qui consistait à tirer des coups de feu dans la rue, à proximité du domicile d’un ou d’une future mariée, quelques jours avant la cérémonie du mariage. Il semble que l’objectif recherché dans cette tradition, pratiquée par les jeunes du village, était de se faire inviter à boire quelques bouteilles pour fêter l’événement. Pour provoquer ces coups de feu, nous nous passions de générations en générations les « cannes à bombe ». Cela se faisait sans cérémonie ni protocole, les cannes étaient entreposées dans un coin de l’écurie de Martin où Pépique logeait son cheval et qui servait de point de ralliement à la jeunesse mais aussi, à tous ceux qui avaient un peu de temps à perdre pour échanger les potins du jour.

   La « canne à bombe » est constituée d’un bloc d’acier de la grosseur d’un marteau moyen, fixé au bout d’un manche de pioche. Ce bloc est percé d’un trou aveugle, de la grosseur d’un doigt, perpendiculairement au manche. Pour armer cet outil, il faut remplir à moitié le trou avec une poudre préparée pour la circonstance et obtenue en mélangeant à parts égales du chlorate de sodium et du soufre. Ces deux ingrédients ne manquaient pas, le premier servait de désherbant ; quant au second, c’est encore un produit essentiel pour les traitements de la vigne. Après avoir tassé cette préparation au fond du trou, on l’obturait avec une vis coulissant sans difficulté dans le trou. Pour faire partir le coup, on frappait avec la canne à bombe l’angle d’un mur, en prenant soin de positionner la vis la tête en l’air pendant les ¾ de la trajectoire, pour éviter que le trou ne se vide de la poudre et de la vis. C’est donc juste avant l’impact qu’il fallait tourner d’1/4 de tour le manche afin que la vis puisse jouer son rôle de percuteur en frappant le mur, provoquant ainsi l’explosion. Quand le tireur réussissait la manœuvre, le résultat en terme de bruit était proche du coup de fusil. Il faut signaler que cette pratique n’était pas sans risque : au moment de l’explosion, des éclats pouvaient blesser le tireur ou les badauds imprudents.

   Voilà comment dans ma jeunesse, on enterrait la vie de célibataire d’un enfant du village. Après quelques dizaines de tirs effectués la nuit après souper, le futur marié(e) ou plus souvent son père, venait à la rencontre de ce groupe bruyant, pour l’inviter à boire un coup et cesser ce vacarme qui empêchait les voisins de dormir. Cette coutume, marquée par l’utilisation de la « canne à bombe », semble propre à Caunas et j’ignore totalement l’origine de cette sorte de « Charivari » aujourd’hui disparu depuis plusieurs décennies.
   L’utilisation de cet outil à faire du bruit n’était pas toujours aussi « bon enfant », certains l’employaient pour attirer la réprobation du village sur une personne dont le comportement ne leur convenait pas. On raconte qu’une jeune femme de la bourgeoisie avait épousé un homme d’une condition plus modeste après la disparition de son mari. La famille du mari défunt a commandité un chahut nocturne pendant une semaine sous les fenêtres des mariés pour condamner au nom du village, l’attitude inconvenante, à leurs yeux, de cette veuve.

   Je me souviens d’un autre cas où, avec des motivations très différentes, une autre jeune femme a été la cible des jeux bruyants de la jeunesse locale. Cette personne d’origine espagnole était arrivée depuis peu dans le village après le décès de son mari. Sans travail ni métier elle vivait pauvrement avec ses 2 enfants, aidée par sa famille qui l’avait accueillie à Caunas. A cette époque, une femme seule, jeune et encore belle, qui plus est, étrangère, sans ressources suffisantes, attisait les commérages, excitait la curiosité, nourrissait les fantasmes et les sarcasmes de la population mâle, jeune et moins jeune, toujours en quête d’une bonne aventure et plus si affinités. Bref, au cours des soirées chaudes de cet été-là, dans l’écurie de Martin, lieu de rendez-vous du club masculin sans servitude matrimoniale, la pression montait un peu plus tous les jours. Jusqu’au moment où quelques jeunes gens décidèrent de porter la sérénade sous les balcons de la belle. C’est ainsi que pendant plusieurs soirées, lorsque la nuit donne du courage, notre groupe gavé de testostérone et d’intentions douteuses, chantait à tue-tête des chansons paillardes, lançait des invitations grivoises et tirait des coups de canne à bombe faute de mieux, pour provoquer cette veuve qui dérangeait la bienséance et attisait, en même temps, le désir. On ne plaisantait pas, en ce temps-là, avec la vertu, surtout féminine. Il fallait rentrer « coûte que coûte » dans le moule étroit du modèle familial ou subir la vindicte populaire qui n’avait pas de limite en termes de mauvais goût, d’humiliation et même de méchanceté. Malheur aux femmes en âge de procréer qui n’avaient pas de mari.

   Il est évident que pour toutes ces personnes, victimes de charivari malveillant, les coups de canne à bombe, si joyeux soient-ils, réveillaient plus de souvenirs douloureux que de moments de joie. Les anecdotes racontées dans ce chapitre datent d’une cinquantaine d’années à peine et nous donnent l’impression de faire partie de l’histoire ancienne, d’une époque révolue, d’une autre civilisation dans un autre monde. Et pourtant, c’était hier, dans notre village. Qui se souvient encore du pétecarot, de la canne à bombe, du martelet ? Mais ça, c’est une autre histoire que je vous raconterai peut-être une autre fois.

Sommaire souvenirs d'enfance de Robert Guiraud

"Les Lunassiens racontent Lunas..."