Un certain Justin GAUFFRE, forgeron à Caunas

 

   La famille Gauffre habitait l’appartement privé de l’école communale. La photo ci-contre, montre Hélène, la fille des époux Gauffre, dans la cour de l’école. A cette époque, Madame Delmas l’institutrice, originaire de Caunas, vivait dans la maison familiale de son mari. Elle n’occupait donc pas le logement de fonction mis, de ce fait, en location par la mairie. Justin était forgeron, son atelier, appelé la forge, occupait la cave voûtée de l’habitation de mon cousin germain Charles Guiraud. Le portail d’entrée de la forge, toujours grand ouvert dans la journée à cause de la chaleur et de la fumée, était tout près de notre maison, de l’autre côté de la rue. Je profitais en permanence du son entêtant du marteau cognant l’enclume, de l’odeur de corne brûlée lors du ferrage des chevaux, du feu d’artifice jaillissant en gerbes d’étincelles provoquées par Justin quand il martelait de toutes ses forces l’acier rougi à blanc.

   Ce Justin Gauffre était un homme grand, maigre, vif, ses yeux d’un bleu très clair donnait à son regard une grande intensité parfois un peu inquiétante. Avec sa moustache, style Napoléon III, ses grands gestes saccadés, son large tablier de cuir sombre et son béret noir bien ancré jusqu’aux oreilles, il était toujours en mouvement. Pas facile de lui donner un âge, entre 50 et 60 ans probablement. Parfois, il s’enfonçait au fond de son atelier, comme un ours dans sa tanière sombre les soirs d’automne, quand le jour a du mal à garder les yeux ouverts dans un crépuscule qui n’en finit pas de mourir. Il s’activait alors près du foyer, actionnait à grands coups de pieds le soufflet pendant que ses mains armées d’un tisonnier ravivaient le feu. Le cœur de la fournaise se réveillait alors, et, comme un volcan en éruption, crachait des flammes dont la lumière rouge donnait à la forge des couleurs d’enfer. Tel un diable, l’ombre de Justin, immense, gesticulait des murs au plafond sur un décor fantastique d’ombres chinoises aux dimensions démesurées.

   Quel spectacle merveilleux et effrayant pour un enfant. Tout est là, tout se conjugue pour marquer à jamais son imaginaire, les images dantesques, la complainte lancinante du marteau sur l’enclume, la fumée du fer brûlant qu’on plonge dans l’eau froide, les odeurs de la cémentation et du charbon incandescent dans le foyer.
Si le forgeron confectionne, répare et affûte des outils : pioches, tenailles, marteau, faux, fourches, charrues et bien d’autres objets, c’est aussi lui qui chausse les animaux de trait. C’est une véritable attraction que de voir manœuvrer ces chevaux imposants et récalcitrants contraints de prendre la pose demandée par Julien pour ajuster et fixer les fers sur leurs sabots. Quelquefois la bête se cabrait, hennissait, ruait, tirait sur son licol ; les badauds devenus craintifs s’écartaient et il fallait toute la force et la persuasion de son maître pour calmer le percheron. Il m’arrivait souvent, la nuit, de vivre des cauchemars terribles, tétanisé de peur devant un cheval énorme et furieux qui menaçait de m’écraser.

   La forge à Caunas, c’est aussi un carrefour social, un lieu d’échanges. Sa position au centre du village, au bord de la place où s’arrêtent les commerçants ambulants : le boulanger, l’épicier, le boucher, se trouve sur le chemin des mères de familles venues chercher les provisions. Les agriculteurs viennent voir le forgeron, un partenaire important, et en profitent pour échanger les nouvelles. Les vieux qui cherchent à occuper leurs interminables journées sont là pour parler et retrouver le souvenir du passé. Les enfants, toujours curieux, choisissent instinctivement cet endroit pour jouer, attirés par l’activité, le bruit, les gens. Quand la froidure se fait sentir, au début de l’hiver, tout ce petit monde se rapproche du portail pour bénéficier de la chaleur de la forge et prolonger encore quelques jours ces moments privilégiés tellement indispensables contre l’isolement, les soucis ou l’ennui.

   Que de souvenirs forts et vivaces ressurgissent à l’évocation de cette époque ! La forge a fermé son portail et l’école, devenue muette, n’abrite plus ni élèves ni famille. Arlette Lepot, La fille de Charles Guiraud, a récupéré son local qui conserve quelques traces de son passé habité par les fantômes d’un autre siècle.

Le maréchal-ferrant français (lithographie de Géricault)

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