LE PONT Hippolyte CHARAMAULE (procès)

    Extraits des conclusions de la plaidoirie d'Hippolyte CHARAMAULE

I - Attendu, En fait :

    1° Que les constructions qui constituent la chaussée reliant aujourd’hui le chemin vicinal de Lunas à Caunas et la route départementale, furent établies en 1854, par les soins du concluant, avec ses matériaux et à ses frais et sans concours d’aucune sorte de la Commune.

    2° Que cette chaussée formée d’un ensemble de remblais, d’arches et d’arceaux successifs, fut établie et repose, dans tout son développement, sauf la petite partie qui couvre le lit de la rivière, sur des fonds appartenant à l’exposant et dont il avait la possession exclusive, soit de son chef propre, en vertu de la vente qui lui en avait été consentie, soit du chef de Madame Charamaule, pour le fonds sur lequel la chaussée repose, du côté de la route, lequel constitue une propriété dotale et inaliénable;

    3° Que la chaussée fut établie en réalité, non pas sur l’emplacement même de la passerelle communale qui aurait été supprimée, et pour en tenir lieu, selon la pensée première du concluant, mais à 50 mètres environ en aval de la passerelle, qui resta à sa place pour les besoins de la population et sur laquelle le concluant n’aurait pu rien entreprendre qu’avec le concours de la commune, qui lui fit complètement défaut ;

    4° Qu’en effet, même après établissement de la chaussée, la passerelle communale fut maintenue et entretenue soigneusement pour l’usage de tous, et surtout de ceux auxquels la chaussée demeurait interdite ;

     5° Que la chaussée et la passerelle coexistèrent ainsi près de dix-sept ans encore, et jusque fin 1870, époque à laquelle la passerelle, menaçant ruine, dut être démolie ;

    6° Qu’au cours de ces dix-sept années, ceux qui n’avaient ni souscrit ni traité pour la chaussée, notamment M. Th. Boulouys, le père de l’adversaire, continuèrent de pratiquer, soit la passerelle, soit le vieux pont, comme ils en avaient toujours usé ;

    7° Que ces habitudes si disparates de la population, partagées entre deux camps, les souscripteurs et les non souscripteurs, s’établirent et se maintinrent ainsi, en présence et sous l’influence de l’écriteau permanent du pont ;

    8° Qu”un jour, un souscripteur, Maurice Couderc, à qui la chaussée venait d’être interdite, ne revendiqua le droit d’y passer qu’en vertu de sa souscription, et comme souscripteur, sans songer même à alléguer que la chaussée fût une voie publique ;

    9° que dans cet ordre d’idées, accepté par tous, nombre de ceux qui n’avaient pas souscrit d’origine achetèrent, à prix débattu, le droit d’user de la chaussée, reconnaissant ainsi qu’à la différence de la passerelle communale la chaussée n’était au contraire qu’un chemin privé ;

    10° Que ces reconnaissances géminées repoussent avec d’autant plus d’énergie, la supposition que la chaussée fût une voie publique communale; qu’au nombre de ceux de qui elles émanèrent figurent le percepteur, le notaire et le maire ; que l’on ne concevrait pas ni que le percepteur, le notaire et le maire se fussent abstenus pendant de nombreuses années d’user de la chaussée, si cette chaussée eût été une voie publique communale, ni qu’ils eussent, chacun à son tour et à sa convenance, acheté à prix débattu, et payé le droit d’en user désormais... ;

    Qu’en présence de ces traités nombreux, en présence de l’écriteau permanent de la chaussée, maintenu à l’entrée de la chaussée jusqu’au lendemain du jugement, jour où l’adversaire avant même toute signification s’est permis de le faire enlever militari manu, par le garde champêtre et transporter à la mairie, où il se trouve encore, il n’y aurait vraiment pas de place pour cette inconcevable supposition du premier juge que la chaussée serait une voie communale publique sur laquelle, à ce titre, aurait le droit de passer désormais, sans bourse délier, l’adversaire, le fils de M. Th. Boulouys, qui mourut sans y avoir passé jamais ;

    11° Enfin que jamais, la chaussée objet du litige, cette prétendue voie communale publique, ne fut classée et ne figura sur aucun document émané d’aucune autorité ;

 

II - Attendu, En droit :

    1° Que, jusqu’à preuve contraire, le possesseur est légalement réputé propriétaire... ;

    2° Que la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous ;

    3° Que toutes constructions, sur un terrain, sont légalement présumées faites par les propriétaires, à ses frais, et lui appartenir si le contraire n’est prouvé ;

   4° enfin que le droit d’interdire, à qui que ce soit, de passer sur son fonds, contre son gré, constitue, pour le propriétaire, un des attributs essentiels de son droit de propriété. Qu’il suit de tout ce dessus que le concluant, étant incontestablement possesseur tout au moins des fonds sur lesquels il fit construire, en 1854, sans opposition de qui que ce fût, la chaussée objet du litige, doit, par cela seul, être réputé propriétaire de ces fonds, et, par suite, à ce premier point de vue, des constructions superposées.

   Qu’il doit en être reconnu et déclaré propriétaire, sous tous les rapports, comme les ayant établies sur ses fonds, avec ses matériaux et à ses frais ;

   Attendu que le jugement allègue en vain qu’il importerait peu, ce qui d’ailleurs est contesté, que les mariés Charamaule fussent propriétaires de tout ou partie des terrains situés entre la rivière sur laquelle est établi le pont et les deux chemins qu’il relie... ;

   Que cela importe au contraire tellement, que c’est précisément au propriétaire des terrains que la loi attribue la propriété des constructions superposées ;

   Que ce qui, en réalité, importait peu, c’était la contestation, risquée sans preuves aucunes, des droits de propriété du concluant, légalement présumés, jusqu’à preuve contraire, en vertu de sa possession, toujours demeurée en dehors de toute contestation ;

   Attendu que ce Jugement est un tissu de suppositions et d’erreurs en contradiction perpétuelle avec les faits et les actes de la cause ;

   Que cette supposition première que le concluant aurait reconnu que la chaussée aurait été construite avec les fonds provenant d’une souscription, reçoit un double démenti :

    1° Du procès-verbal de non-conciliation énonçant que le concluant entendait appeler l’adversaire en justice, nous copions: “ Pour lui faire inhibition et défense de plus passer, non plus que sa famille, sur le pont neuf construit en 1854, aux frais de construction duquel M. Th. Boulouys s’est toujours abstenu de contribuer, le requérant y payant seul pourvu pour la très-majeure partie, et, pour le surplus, avec le faible concours de quelques souscripteurs, dont beaucoup même doivent encore leur souscription ;

    2° De l’assignation introductive d’instance, répétant en toutes lettres que la demande a pour but de “faire faire inhibition et défense à M. Th. Boulouys de plus passer... sur le pont neuf construit.... aux frais du requérant pour la plus grande partie, et, pour le surplus, avec le faible concours de quelques souscripteurs, parmi lesquels M. Th. Boulouys ne figura jamais....”

   Que la seconde supposition, que la chaussée aurait été réellement construite selon l’indication de la rubrique de la souscription, dans le but de remplacer par un pont en pierre la passerelle communale, et que cette construction a toujours reçu la destination que lui affectèrent les souscripteurs, est démentie encore par ces faits matériels incontestables, déjà indiqués :

    1° Que, bien loin d’être supprimée et remplacée par la chaussée, la passerelle fut maintenue... soigneusement entretenue aux frais de la commune, pour les besoins de ceux à qui la chaussée demeurait interdite, et dura encore près de dix-sept ans, jusqu’en 1870 ;

    2° Que cette troisième supposition que les terrains sur lesquels la chaussée repose durent être achetés avec les fonds de la souscription, ou volontairement abandonnés par les propriétaires pour être annexés à la voie publique, est encore démentie et détruite,

    1° Par cette circonstance que le terrain qui sépare le chemin de Lunas à Caunas de la rivière avait été acheté par le concluant, de Pierre Scié, et payé comptant, le 27 novembre 1853, six mois avant l’ouverture de la souscription ;

    2° Par cette autre circonstance que le terrain qui du côté opposé sépare la route de la rivière, n’avait été acheté de personne et que madame Charamaule en avait hérité de son père, en 1834, c’est-à-dire vingt ans avant que la chaussée ne fût construite ;

   Que rien ne justifie d’ailleurs, tant s’en faut, que les propriétaires de ces fonds eussent volontairement abandonnés, ni l’assertion non moins singulière que le concluant n’apporterait aucune preuve, qu’il eût entendu ni acquérir ni conserver aucun droit exclusif ou particulier sur ces terrains ou sur le pont...

   Qu’en effet, l’abandon d’un fonds ne se présume pas: nemo presumitur jactare suum.... Qu’en outre, le terrain dont madame Charamaule avait hérité en 1834 était entré dans sa constitution dotale aux termes de son contrat de mariage, et n’en aurait pu être abandonné, frappé qu’il était d’inaliénabilité ;

   Qu’on ne concevrait pas qu’en acquérant de Pierre Scié, le concluant n’eût pas suffisamment témoigné qu’il entendait acquérir pour son compte et qu’il eût été jamais obligé de se réserver, dans une stipulation quelconque, son droit exclusif et particulier, ni sur le fonds qu’il avait acquis, ni sur le pont qu’il avait fait construire, selon son seul et libre arbitre, en dehors de tout contrôle de qui que ce fût et sans intervention aucune de la Commune, avec laquelle le concluant n’eut jamais rien à stipuler, et à l’encontre de laquelle il n’eut jamais rien à se réserver, dans aucune stipulation quelconque :

   Attendu qu’à tous les points de vue et sous tous les rapports le jugement dont est appel se trouve réellement en contradiction perpétuellement et flagrante avec les faits et les actes de la cause, qui lui donnent un démenti à chaque pas, aussi bien qu’avec les dispositions textuelles de la loi, auxquelles il se heurte sans cesse ;

   Qu’il est de plus en contradiction avec lui-même, puisqu’en dernière analyse il consacre précisément le système qu’il avait repoussé : d’abord, en rejetant l’intervention de M. Mialane et consorts, lesquels ne demandaient à intervenir que pour soutenir ce système inadmissible, que repousse le sens commun, à savoir : que les souscripteurs auraient entendu souscrire pour une voie publique, par conséquent ouverte à ceux-là mêmes qui ne souscriraient pas...

    Système absurde qui, bien compris, eût dû avoir pour infaillible résultat, en désintéressant le souscripteur, d’écarter toute souscription !...

   Système immoral même, puisqu’il aurait abouti en dernière analyse à faire tourner au profit de ceux qui avaient refusé de souscrire, alors que leur position de fortune le leur rendait facile, les sacrifices d’argent et de travail que les souscripteurs, dans des conditions bien moins avantageuses, s’étaient imposés...

   Attendu qu’en réalité ce jugement constituerait l’expropriation forcée, sans indemnité aucune, de terrains et de constructions appartenant au concluant, et une véritable confiscation de ces terrains et de ces constructions, sous prétexte d’une utilité publique, réelle sans doute, mais qui ne pourrait trouver satisfaction que dans les formes et aux conditions de la loi, moyennant une juste et préalable indemnité, et sur la demande de la Commune, qui n’a jamais demandé cette expropriation et ne figure même pas dans le litige engagé contre l’adversaire, personnellement, et dans lequel l’adversaire ne procède qu’en son nom propre et personnel.

PLAISE A LA COUR :

   Disant droit à l’appel, émendant, mettre à néant le jugement dont est appel, et, statuant sur la demande formulée par le concluant, dans l’assignation introductive d’instance, faire inhibition et défense à l’adversaire de plus passer à l’avenir, ni lui ni les siens, sur la chaussée objet du litige ; le condamner pour les entreprises qu’il s’est permises et dans lesquelles il s’est obstiné, contre le gré et l’opposition du concluant, à 1500 francs de dommages intérêts ;

   Le condamner à tous les dépens du premier instance et d’appel, et ordonner la restitution de l’amende.

   Très subsidiairement, avant dire droit, ordonner telle vérification que la cour pourrait estimer nécessaire; ... comme admettre le concluant à prouver... tant par actes que par témoins, ceux des faits ci-dessus articulés qui seraient positivement contestés et qui paraîtraient à la cour devoir influer sur la décision à intervenir, les dépens dans ce cas demeurant réservés.

 

   (La documentation consultée pour réaliser ce dossier nous a été aimablement communiquée par Philippe de Firmas )

 (J. et L. Osouf - mai 2006)

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