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Une figure, une époque
(rubrique : variétés)
On aurait fait rire le Rapin, si on lui avait prédit qu’un peu plus
de vingt ans après sa mort quelques amis pourvus d’une bonne mémoire
organiseraient une exposition rétrospective de ses œuvres. On aurait fait
rire et pleurer aussi à la réflexion.
Mais d’abord qui est-ce ? Il est bon de dire, car ceux qui l’ont connu ne se
souviennent de lui qu’aux moments où leur jeunesse remonte du fond de la
pensée ; les hommes au bon de l’âge n’ont écouté que d’une oreille distraite
ce qu’on en leur a dit. Les jeunes ont trop à se soucier d’eux-mêmes pour
s’occuper de rétroactivités.
Le Rapin, Cayla de son vrai nom, personnifie l’insouciance et la
gaité montpelliéraines pendant les vingt dernières années de l’autre siècle.
C’est un titre à survie qui en vaut un autre.
Or, la nouvelle qu’on mettait sous les yeux du public quelques-unes
de ses peintures sauvées de maints naufrages, j’ai été à la fois heureux et
stupéfait. D’ordinaire on ne ressuscite ainsi que certains oubliés qui
furent officiellement consacrés en leur temps. Il y a toujours quelque
avantage honorifique à prendre ce soin. Mais, le Rapin… !
Etait-il vraiment peintre ? Oui, il l’était vraiment. L’a-t-il
prouvé ? Oui quelquefois, lorsque les nécessités de la vie matérielle ou les
exigences d’une autre encline aux fantaisies nocturnes et diurnes lui en
laissaient le loisir.
Jeune il était emporté par le besoin de peindre les sites de ce
coin de terre méridionale qu’il n’a jamais quitté, l’éblouissement d’un mas
au soleil, les trois lignes prodigieuses que forment à notre horizon la mer,
les étangs et les sables, les cabanes de paille des douaniers et des
pêcheurs au bord des vagues mourantes. Un sort favorable a voulu qu’il
parvint quelquefois à installer son chevalet devant ces spectacles. S’il se
trouvait sur la route à l’aller, un ost d’escholiers parlant de bière
fraîche, c’en était fait de l’étude projetée. Les tables de nos anciennes
brasseries, les casseroles en forme de piano des établissements de plaisir,
substituèrent leur agrément poisseux à des centaines d’excellents tableaux
qu’il aurait pu brosser. Car le Rapin fut l’un des beaux tempéraments de
peintres que j’ai connus. De plus, par une sorte de miracle, il avait
d’instinct débarrassé sa palette des jus bitumineux encore en honneur au
temps de sa jeunesse.
Dès la maturité il ne pouvait plus être question pour lui d’énergique et
patient effort devant la splendeur de nos garrigues et de notre mer. Il
fallait peindre non pour la joie, mais pour manger : un petit panneau pour
un déjeuner. Il fallait brosser « de chic » dans un atelier de fortune -
ironie des termes - des sous-bois, des couchers de soleil, des levers de
lune, le bric-à-brac des sujets convenus. Il fallait décorer des murs de
cafés, travail payé en nature plus souvent qu’en numéraire, ce qui loin
d’arranger les choses, les dérangeait davantage.
Et c’est ainsi que ce peintre de race, offrant à la vie une stature
et un visage de "Porthos" jetant aux quatre coins du Clapas les éclats d’un
rire pantagruélique, s’est acheminé, les poches vides et l’estomac parfois
grondant, vers la mort qui survint en 1925.
Rien de ce qu’il aimait n’était demeuré intact autour de lui, les
façades des maisons, les habitudes scolaires, la bonhomie des existences en
plein air, les bords de la mer même… Et dessus tout, les cafés. Il ne lui
restait rien que le droit de ressasser car sa fougue de peintre était
éteinte depuis beau temps.
J’ai vu qu’on a pu rassembler de ses peintures. Quelques-unes sont
marquées de la forte patte dont j’ai parlé. On y voit non seulement ce qu’il
était au moment même, mais ce qu’il aurait pu devenir. Les noms de leurs
possesseurs sont une évocation du Montpellier de jadis. Tous me sont
familiers, quant aux peintures je les avais vu faire.
Sur une table, en avant des toiles, on a placé une photographie de
lui faite peu de temps avant sa mort par le photographe Cellarié. Tout le
tourment d’une vie s’y lit dans le fléchissement des traits autour d’une
robuste charpente. Dans les yeux une flamme encore, mais cette fois de
reproche au destin. Je compare cette image à celle que j’ai crayonnée au
temps encore propice à quelques sentiments d’espoir. «Paouré Rapinas, quoù
t’a vis et quoù t’a revis ! ».
Messieurs les conservateurs de notre petite histoire locale,
félibres et « dissatiès » trouvez une place dans un coin de notre musée pour
une des bonnes peintures de Cayla. Le Rapin mérite un instant de laisser
dans les mémoires montpelliéraines d’autres traces que souvenirs de
beuveries équipes entre deux accès de révolte contre soi-même." |