" A huit heures,
comme Emile de Girardin l'avait promis, nous reçûmes de l'imprimerie de la
Presse cinq cents exemplaires du décret de déchéance et de mise hors la loi
visant l'arrêt de la Haute Cour et revêtu de toutes nos signatures. C'était
un placard deux fois grand comme la main et imprimé sur du papier à
épreuves. Ce fut Noël Parfait qui apporta les cinq cents exemplaires, tout
humides encore, entre son gilet et sa chemise. Trente représentants se les
partagèrent, et nous les envoyâmes sur les boulevards distribuer le décret
au peuple.
L'effet de ce décret tombant au milieu de cette foule fut extraordinaire.
Quelques cafés étaient restés ouverts çà et là ; on s'arracha les placards,
on se pressa aux devantures éclairées, on s'entassa au pied des réverbères ;
quelques-uns montaient sur des bornes ou sur des tables et lisaient à haute
voix le décret. – C'est cela ! bravo ! disait le peuple. – Les signatures !
les signatures ! criait-on. On lisait les signatures ; à chaque nom
populaire, la foule battait des mains.
Charamaule, gai et indigné, parcourait les
groupes, distribuant les exemplaires du décret ; sa grande taille, sa parole
haute et hardie, le paquet de placards qu'il élevait et agitait au-dessus de
sa tête, faisaient tendre vers lui toutes les mains. – Criez à bas
Soulouque ! et vous en aurez, disait-il. – Tout cela en présence des
soldats. Un sergent de la ligne, apercevant
Charamaule, tendit la main, lui aussi, pour
avoir une de ces feuilles que Charamaule
distribuait. – Sergent, lui dit Charamaule,
criez : A bas Soulouque ! – Le sergent hésita un moment, puis répondit :
Non ! – Eh bien, reprit Charamaule,
criez : Vive Soulouque ! – Cette fois le sergent n'hésita pas, il éleva son
sabre et, au milieu des éclats de rire et des applaudissements, il cria
résolument : Vive Soulouque ! " |
" Nous eûmes
cependant encore une réunion. Ce fut le 6, chez le représentant Raymond,
place de la Madeleine. Nous nous y rencontrâmes presque tous. Je pus y
serrer la main d'Edgar Quinet, de Chauffour, de Clément Dulac, de Bancel, de
Versigny, d'Emile Péan, et je retrouvai avec plaisir notre énergique et
intègre hôte de la rue Blanche, Coppens, et notre courageux collègue
Pons-Tande, que nous avions perdu de vue dans la fumée de la bataille. Des
fenêtres de la chambre où nous délibérions, on apercevait la place de la
Madeleine et les boulevards militairement envahis et couverts d'une troupe
farouche et profonde, rangée en bataille, et qui semblait encore faire front
à un combat possible. Charamaule
arriva.
Il tira de son large caban deux pistolets, les posa sur la table, et
dit : – Tout est fini. Il n'y a plus de faisable et de sage qu'un coup de
tête. Je l'offre. Etes-vous avec moi, Victor Hugo ?
– Oui, répondis-je.
Je ne savais ce qu'il allait dire, mais je savais qu'il ne dirait rien que
de grand.
En effet :
– Nous sommes ici, reprit-il, environ cinquante représentants du peuple,
encore debout et assemblés. Nous sommes tout ce qui reste de l'Assemblée
Nationale, du suffrage universel, de la loi, du droit. Demain où
serons-nous ? Nous ne savons. Dispersés ou morts. L'heure d'aujourd'hui est
à nous ; cette heure passée, nous n'avons plus rien que l'ombre. L'occasion
est unique. Profitons-en.
Il s'arrêta, nous regarda fixement de son ferme regard, et reprit :
– Profitons de ce hasard d’être vivants, et d'être ensemble. Le groupe qui
est ici, c'est toute la République. Eh bien, toute la République, offrons-la
en nos personnes à l'armée, et faisons devant la République reculer l'armée
et devant le droit reculer la force. Il faut que dans cette minute suprême
un des deux tremble, la force ou le droit ; si le droit ne tremble pas, la
force tremblera. Si nous ne tremblons pas, les soldats trembleront. Marchons
au crime. Si la loi avance, le crime reculera. Dans tous les cas, nous
aurons fait notre devoir. Vivants, nous serons des sauveurs ; morts, nous
serons des héros. Voici ce que je propose :
Il se fit un profond silence.
– Mettons nos écharpes et descendons tous processionnellement, deux par
deux, dans la place de la Madeleine. Vous voyez bien ce colonel qui est là
devant le grand perron, avec son régiment en bataille. Nous irons à lui, et
là, devant ses soldats, je le sommerai de se ranger au devoir, et de rendre
à la République son régiment. S'il refuse...
Charamaule
prit
dans ses deux mains ses deux pistolets.
– Je lui brûle la cervelle.
– Charamaule, lui
dis-je, je serai à côté de vous.
– Je le savais bien, me dit Charamaule.
Il ajouta :
– Cette explosion réveillera le peuple.
– Mais, s'écrièrent plusieurs, si elle ne le réveille pas ?
– Nous mourrons.
– Je suis avec vous, lui dis-je.
Nous nous serrâmes la main.
Mais les objections éclatèrent.
Personne ne tremblait, mais tous examinaient. Ne serait-ce pas une folie ?
Et une folie inutile ? Ne serait-ce pas jouer, sans aucune chance de succès
possible, la dernière carte de la République ? Quelle fortune pour
Bonaparte ! Ecraser d'un coup tout ce qui restait de résistants et de
militants ! En finir une fois pour toutes. On était vaincu, soit, mais
fallait-il ajouter l'anéantissement à la défaite ? Aucune chance de succès
possible. On ne brûle pas la cervelle à une armée. Faire ce que conseillait
Charamaule, ce
serait s'ouvrir la tombe, rien de plus. Ce serait un grand suicide, mais ce
serait un suicide. Dans de certains cas, n'être que des héros, c'est de
l'égoïsme. On a tout de suite fait, on est illustre, on s'en va dans
l'histoire ; c'est commode. On laisse à d'autres derrière soi le rude labeur
de la longue protestation, l'inébranlable résistance de l'exil, la vie amère
et dure du vaincu qui continue de combattre la victoire. Une certaine
patience fait partie de la politique. Savoir attendre la revanche est
quelquefois plus difficile que brusquer le dénouement. Il y a deux courages,
la bravoure et la persévérance ; le premier est du soldat, le second est du
citoyen. Une fin quelconque, même intrépide, ne suffit pas. Se tirer
d'affaire par la mort, c'est trop vite fait ; ce qu'il faut, ce qui est
malaisé, c'est tirer d'affaire la patrie. Non, disaient de très nobles
contradicteurs à Charamaule
et à moi, cet Aujourd'hui que vous nous proposez, c'est la suppression de
Demain ; prenez garde, il y a une certaine quantité de désertion dans le
suicide...
Le mot «désertion» heurta douloureusement
Charamaule.
– Soit, dit-il. Je renonce.
Cette scène fut grande, et Quinet, plus tard, dans l'exil, m'en parlait avec
une émotion profonde.
On se sépara. On ne se revit plus. "
|
" La conduite de la
gauche républicaine, dans cette grave conjoncture du 2 décembre, fut
mémorable....
...Dans les réunions, chacun
était comme d'habitude. On eût dit par moments une séance ordinaire dans un
des bureaux de l'Assemblée. C'était le calme de tous les jours mêlé à la
fermeté des crises suprêmes. Edgar Quinet avait toute sa haute raison, Noël
Parfait toute sa vivacité d'esprit, Yvan toute sa pénétration vigoureuse et
intelligente, Labrousse toute sa verve. Dans un coin Pierre Lefranc,
pamphlétaire et chansonnier, mais pamphlétaire comme Courrier et chansonnier
comme Béranger, souriait aux graves et sévères paroles de Dupont de Bussac.
Tout ce groupe si brillant des jeunes orateurs de la gauche, Bancel avec sa
fougue puissante, Versigny et Victor Chauffour avec leur intrépidité
juvénile, Sain avec son sang-froid qui révèle la force, Farconnet avec sa
voix douce et son inspiration énergique, se prodiguaient pour la résistance
au Coup d'Etat, tantôt dans les délibérations, tantôt parmi le peuple,
prouvant que pour être orateur il faut avoir toutes les qualités de combat.
De Flotte, infatigable, était toujours prêt à parcourir tout Paris. Xavier Durieu était brave, Dulac intrépide, Charamaule
téméraire. Citoyens et paladins. Du courage, qui eût osé n'en pas avoir
parmi tous ces hommes dont pas un ne tremblait ? Barbes incultes, habits
défaits, cheveux en désordre, visages pâles, fierté dans tous les yeux. " |