La biroulade |
Bien après les vendanges, alors que les jours ont fortement raccourci, le matériel viticole et vinicole bien rangé, le temps paraît ralentir, il n’en finit plus de s’écouler. Le soleil de cette fin d’automne devient paresseux. S’il lui arrive d’avoir quelque regain de vigueur en milieu de journée, les soirées s’avèrent bien fraîches et humides. Les rues du village se vident plus tôt, les cheminées exhalent une fumée blanche poussée par le Tarral (1) et la brume envahit le fond de la vallée de l’Orb, là-bas vers la Pléch et Cassagnolle. La nature aussi a changé de parure, elle a troqué ses vêtements fatigués par la chaleur de l’été contre des habits d’apparat extravagants, bariolés aux couleurs vives comme pour conjurer la mélancolie qui s’installe. La nuit est tombée depuis un bon moment quand l’Angélus rappelle aux retardataires qu’il faut rentrer au bercail. Au cours de ce mois de novembre, ma mère et moi avons passé 2 jours à Valquières chez ma tante Emilie, l’aînée des 5 filles de Marius et Augustine Bellas, mes grands-parents maternels. Pendant les vacances de la Toussaint, libérés des contraintes de l’école, nous avons pu accepter l’invitation et donner un coup de main à la famille de l’oncle Maurice, agriculteur dans les hauts cantons de l’Hérault. En effet, cette période, chargée par de multiples travaux domestiques, est aussi le moment de la cueillette des châtaignes. Aujourd’hui la consommation de ce fruit est anecdotique, mais dans les années 1950 c’est un élément majeur de l’alimentation. La châtaigne est consommée par les cochons de la basse-cour mais aussi par toute la famille, sous forme de soupe, de purée, de farine et de confiture. Elle a une caractéristique extrêmement appréciée : elle se conserve très longtemps, séchée, sous forme de châtaignons que l’on prépare dans le « sécadou ». Ce dernier est un petit bâtiment bien ventilé, décrit sur le site des Amis de Lunas au chapitre du petit patrimoine. Levés de bonne heure, nous voilà donc partis au petit matin, ma tante, ma mère et moi, avec 3 paniers d’osier, 2 grands sacs de jute et armés de bâtons pour taper les bogues entrouvertes afin de séparer les châtaignes de leur enveloppe hérissée de piquants. Malheur à l’imprudent qui s’aviserait de vouloir retirer le fruit de son armure avec ses doigts : la piqûre est extrêmement douloureuse et saigne abondamment. La température est « frisquette » dans l’aube brumeuse quand nous arrivons à la châtaigneraie de la famille Ollier près de Vernazoubres. Pour ménager nos reins, la cueillette débute dans la partie basse de la parcelle et se continue en montant pour éviter de trop se baisser. Les châtaignes s’entassent au fur et à mesure dans les paniers qui, une fois pleins, sont déversés dans les sacs. En fin de matinée, vers 11 heures, nous avons rempli tous nos contenants et il est temps de renter à la maison. Ma tante et ma mère portent chacune un sac et un panier pleins, quant à moi, mon fardeau se limite à ma petite panière remplie aux trois-quarts. Il faudra une bonne dizaine de visites dans les châtaigneraies pour récolter les quelques quintaux du précieux fruit pour faire face aux besoins annuels de la maisonnée. Mon père, quant à lui, est arrivé à Valquières à la tombée de la nuit après sa journée de mineur, puis nous avons dîné en famille sur la grande table de la salle à manger. Après le repas, vers 21 heures, des voisins invités nous ont rejoints pour passer la soirée. Le feu, dans la grande cheminée, a été ravivé et alimenté par 2 grosses bûches qui assureront pendant une heure ou deux le chauffage de cette immense pièce dallée. Sans dire un mot Emilie est partie chercher un jeu de cartes, le tapis vert, et tout le monde s’est assis autour de la table, trois adultes de chaque côté. La partie de Briscan (2) va pouvoir commencer. Maurice a descendu l’unique lampe d’éclairage à un mètre du terrain de jeu où les 2 équipes vont s’affronter. A cette époque, aujourd’hui révolue depuis quelques décennies, le système d’éclairage était accroché à un mécanisme de suspension muni d’un contrepoids. Cet attirail complexe permettait d’approcher la source de lumière protégée par un abat-jour blanc, de l’objet à éclairer afin de profiter du maximum de clarté que ces pauvres ampoules de 15 bougies pouvaient fournir. Hé oui !!! la puissance d’éclairement se mesurait alors en bougies. Ce n’est que bien plus tard que les consommateurs d’électricité utiliseront les termes de lumen ou watt . Après quelques parties accompagnées de bavardages, de commérages, d’histoires plus ou moins inventées, les gorges s’assèchent inexorablement. Il devient urgent d’arroser les gosiers sous peine de voir se tarir la conversation. C’est le moment où l’oncle Maurice s’est éclipsé vers la cave pour revenir les bras chargés de quelques bouteilles de vin rouge, vin de noix, eau de coing et autres breuvages de sa composition. Pendant ce temps, la tante Emilie est allée chercher la poêle trouée, la banaste (3) et un gros plat de châtaignes qu’elle a préalablement percées avec un couteau pointu pour éviter qu’elles n’éclatent pendant la cuisson. Tout était prêt pour faire : « LA BIROULADE »
Mon père disait : « Pour réussir une bonne biroulade, il faut faire suer les châtaignes pendant la cuisson ». Pour obtenir ce résultat, il suffit de jeter dans le feu bien attisé un bouquet de ramure pas trop sèche afin que la vapeur d’eau dégagée imprègne le fruit. Dans le but d’uniformiser la cuisson, une main experte remue la poêle, faisant rouler les marrons sur eux-mêmes et, au bout de quelques minutes, ils sont carbonisés. Les plus adroits ravissaient les curieux en faisant sauter et virevolter les châtaignes dans la poêle comme le ferait un breton cuisant une crêpe. Quand, à l’œil, la cuisson paraît terminée, le maître des lieux s’assure du moelleux de la chair en prélevant un échantillon. C’est lui qui, mettant en jeu sa réputation, décide que le processus est terminé, et, joignant le geste à la parole, verse les châtaignes brûlantes dans la paillasse puis les recouvre d’un vieux pull en laine. Ainsi couverte la biroulade va se confire et se refroidir un peu avant d’être consommée. En attendant la dégustation, Maurice ouvre une bouteille en guise de mise en bouche, remplit les verres alignés sur la table, puis prenant le sien, porte un toast, en le levant bien haut en direction de ses invités.
La banaste encore fumante a pris place maintenant au milieu de la table et chacun, à tour de rôle, plonge la main sous le pull chaud, pour ramener une poignée de châtaignes carbonisées qu’il verse dans son assiette. Les femmes se sont regroupées pour parler des enfants, des travaux du ménage, de chiffons et surtout des dernières nouvelles circulant dans les chaumières. Quant aux hommes, agacés par le bavardage féminin, ils ont trouvé refuge près de la cheminée, se racontent des histoires de chasse, parlent des travaux en cours et échangent leur avis sur tel ou tel évènement. Les doigts noircis par la peau brûlée des châtaignes, chacun décortique et croque la biroulade dont la chair empâte la bouche tant et si bien qu’il faut régulièrement boire une gorgée de liquide. C’est ainsi que les bouteilles de l’oncle se vident méthodiquement pendant que l’ambiance se réchauffe autour de la cheminée. La conversation aussi s’anime, les confidences deviennent plus faciles, les joues se colorent de rose et la chaleur du feu pénètre les corps et les esprits. Une douce euphorie envahit tout ce petit groupe d’amis, heureux d’être ensemble, de partager un moment agréable, d’apprécier l’appartenance à ce monde rural, dur à la tâche mais solidaire face aux difficultés de la vie. Par-dessus tout et sans en avoir pleinement conscience, ils savourent cette victoire sur l’isolement, la solitude. Tout à coup, la grosse pendule, si discrète jusque-là dans la pénombre, au fond de la pièce, s’est réveillée en sonnant les 12 coups de minuit. Le rêve vient de prendre fin, ramenant à la réalité du moment notre petit groupe. Demain sera bientôt là et il est temps d’aller se coucher. Dehors, l’air est glacé, les étoiles scintillent dans le ciel nettoyé par le vent du Nord et chacun rentre chez soi en serrant très fort son manteau et le cache-nez autour du cou. Des soirées comme celle-ci, j’en ai vécu quelques-unes dans ma jeunesse et c’est toujours avec tendresse et jubilation que ces petites oasis de bonheur envahissent ma mémoire. Est-ce de la nostalgie ou un besoin de fraternité basique qui devient si rare dans nos sociétés modernes du « chacun pour soi » ? Ce qui est certain pour ma part, c’est que j’aime partager la « biroulade » avec des amis, autour d’un feu de bois, un verre à la main.
(1) Tarral ou Terral : Vent du Nord. (2) Briscan : jeu de cartes ancien décrit dans un autre chapitre. (3) Banaste : panière de paille tressée maintenue par des liens en jonc. |