Les vendanges à Lunas au milieu du XXème siècle...

Ah ! Les jolies vendanges

    Jamais je n’aurais pu dire, sans mentir « Merci papa, merci maman » pour ces jolies vendanges. Le côté festif incontestable de ces joyeuses bandes batifolant dans les vignes, n’a jamais pu effacer, de ma mémoire, la fatigue d’une journée harassante, passée courbé, plié en deux, à couper le raisin sur des souches de vignes bien trop basses.

   Là, « je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître... ». Les vendanges, en ce milieu du XXème siècle, c’est l’événement de l’année pour notre région. Une véritable institution sociale, fondamentale qui alimente le moteur de l’économie régionale. Il faut rappeler, qu’après la guerre de 39-45, le département de l’Hérault est le premier producteur de vin de France et donc, vraisemblablement, du monde. Si le charbon et le pétrole font tourner les machines, le vin est le carburant du travailleur.

   Quelle que soit l’activité principale, la position sociale ou les convictions, toutes les familles sont concernées par ce grand remue-ménage. Des grands-parents aux enfants, tout le monde vit au rythme des vendanges au début de l’automne. A cette époque, le processus de la cueillette du raisin pour produire le vin, varie d’une région à l’autre. Si, en Bourgogne, on utilise la « hotte », ici le fruit passe de la souche de vigne à la cuve de vinification dans une « comporte ». Pour se souvenir de ces gestes qui appartiennent aujourd’hui au passé, il faut décrire en détail le travail de chacun des acteurs de ce « ballet » bien rôdé.

   A partir de fin septembre, Joseph, mon beau-frère, parcourt plusieurs fois par semaine sa dizaine d’hectares de vignes après la journée de travail à la mine. Son objectif, aujourd’hui, est de définir le moment propice pour commencer la vendange. Pour se faire, il goûte, par-ci par-là, quelques grains de raisin, en écrase certains entre ses doigts qu’il fait glisser l’un contre l’autre pour en évaluer le taux de sucre. Parfois, il regarde le ciel et tente de deviner le temps qu’il fera dans les jours et semaines à venir. Puis un jour, ça y est, sa conviction est faite : « Il faut démarrer lundi prochain par l’œillade de la Bouzigue, continuer par le Carignan de la Coste et si la pluie menace, il faudra faire au plus vite le Cinsault de Vernoubrel ».

   En revenant de la vigne, il passe voir André Ricard, afin de définir grossièrement le « planning » de leurs vendanges communes. Depuis deux ans, Joseph et André, ont décidé de mettre en commun leurs moyens, difficiles à optimiser pour des petites exploitations comme les leurs. L’équipe standard, pour une propriété produisant de 400 à 500 hectolitres (hl) de vin, se compose de huit « coupeuses » dont une « meneuse », un « videur » de seaux, 2  « porteurs » de comportes, un charretier et un « homme de cave » ; soit treize personnes pendant 2 à 3 semaines.
   Quant à nos deux viticulteurs, produisant ensemble moins de 300 hl de vin titrant entre 8 et 10° d’alcool, la « colle » (1) était réduite. Ma sœur Etiennette, l’épouse de Joseph, avec 3 ou 4 vendangeurs salariés, choisis parmi les voisins, amis, parents ou étudiants en vacances, coupaient avec un sécateur le raisin qu’ils déposaient dans leur seau à vendanges. Les écoliers, depuis la classe primaire jusqu’au certificat d’études, constituaient une source de main-d’œuvre significative. La reprise de l’école se faisant début octobre, ils profitaient, souvent contre leur gré, des derniers jours de vacances pour aider les parents, l’oncle ou le voisin vigneron, à couper le raisin. A l’âge de 10/12 ans, je faisais le « banastou » (2). Mon rôle était de vider les seaux dans les comportes, puis « quicher » ce raisin à grands coups de masse en bois pour compacter la récolte dans la comporte dont le poids variait entre 80 et 90 kg une fois pleine. Plus au sud, dans les communes du Biterrois, on m’aurait appelé le «quichaïre », synonyme du « banastou ». Cette opération d’écrasement des grains avait aussi pour but de mettre en relation la levure (fleur du raisin), recouvrant la peau du grain, avec la chair et le jus du fruit. De ce contact naîtra le vin dans la cuve de vinification où le sucre se transformera en alcool sous certaines conditions de température. André et Joseph, eux, les hommes forts, « sortaient » les comportes pleines, c’est-à-dire qu’ils les transportaient à l’aide de 2 « pals » ou « sémaillers » (sorte de barre en bois de châtaignier rond et solide de 2 mètres de long), de la vigne jusqu’au bord du chemin où attendait la charrette attelée. Quand les 8 ou 10 comportes composant le voyage étaient réunies, nos deux hommes les montaient l’une après l’autre sur la charrette dont le plateau se situait à un bon mètre du sol. Après les avoir soigneusement rangées et arrimées, le convoi s’ébranlait, tiré par Coquet, le puissant Percheron à la robe rosée d’André. En fin de journée, un peu fatigué, il m’arrivait parfois, de m’asseoir à l’arrière de la charrette pour rentrer à la maison. Mes jambes pendantes se balançaient au rythme des ornières, cailloux et coups de collier que donnait le cheval pour franchir les obstacles qui entravaient les roues.

Chargement des comportes sur la charrette

   Le chargement variait suivant l’état du chemin à parcourir et du dénivelé. Si le parcours comportait des descentes conséquentes, il fallait « serrer la mécanique » c’est-à-dire freiner les roues par un système rustique constitué d’un sabot appuyant sur le cerclage des roues et actionné par un manche. Arrivées à la cave, les comportes étaient déchargées par nos 2 hommes sur une estrade positionnée à un mètre environ du haut de la cuve. De là, elles étaient vidées dans cette dernière où la récolte restera quelques semaines pour « bouillir » en dégageant de la chaleur et du gaz carbonique. Le terme de bouillir, vient du fait que la réaction chimique, bien que naturelle, transformant le sucre du raisin en éthanol, provoque un gargouillement rappelant le bruit d’une casserole pleine d’eau sur le feu. Après le déchargement en cave, les comportes vides étaient empilées par 3 ou 4 et retournaient sur la charrette pour être ramenées à la vigne. La charrette servait aussi de moyen de transport quand le lieu de la vendange était éloigné du village. Toute l’équipe embarquait à bord, pour un voyage coloré et bruyant de rires, d’éclats de voix et de chants. Les vendangeurs étant plutôt jeunes, l’ambiance du groupe, dans ces moments de détente, respirait la gaieté.
 

La sortie des comportes avec des pals

   Dans la journée, notre petite colle arrivait à rentrer en cave de 40 à 50 comportes ; ce qui correspondait à une production moyenne de 15 à 20 hl de vin. Cette production journalière variait beaucoup et dépendait du temps, de la grandeur et de la situation de la vigne mais aussi de son âge, du cépage, des conditions climatiques de l’année et du travail du vigneron.

   Pour compléter la description de ce processus, en le généralisant à l’ensemble des propriétés viticoles du village, il faut citer les différents travaux de préparation des vendanges. Le matériel de coupe doit être inventorié, aiguisé, entretenu, les seaux nettoyés, les comportes « embuguées » après avoir tapé les cercles. Cette opération avait pour but, de rendre étanche en l’arrosant, ce contenant en bois qui avait séché pendant l’été. Dans les vignes, nos viticulteurs dégageaient une rangée sur dix en coupant les sarments pleins de feuilles, au ras des grappes de raisin, afin de disposer les comportes vides et faciliter leur enlèvement une fois remplies.

Ensemble de comportes, masse, pals et sceaux

   Par ailleurs, il fallait réparer les chemins abîmés par les orages, s’assurer de l’état de la charrette, préparer la cave et les cuves sans oublier le pressoir dont nous reparlerons plus loin. Certains propriétaires importants, faisaient venir d’Espagne les vendangeurs. Pour ceux-là, il fallait préparer l’hébergement. Souvent, les grandes propriétés disposaient d’une habitation secondaire permettant d’abriter pour quelques semaines ces travailleurs étrangers. En cuisine, aussi c’était le branle-bas de combat : sortir les conserves, éplucher les légumes, préparer des ragoûts, approvisionner le pain, la charcuterie, les victuailles de toutes sortes. Il faut se souvenir, qu’à cette époque, les « Frigidaires » étaient rares et les congélateurs n’existaient pas pour les particuliers. Quand les vendangeurs arrivaient à midi, affamés, il fallait assurer pour leur redonner des forces. C’était le travail des grands-parents, trop vieux pour aller à la vigne. Le forgeron avait sa part dans cette agitation, ferrer les chevaux, réparer les charrettes, le pressoir, les pompes à main, forger quelques outils pour les travaux de cave comme les fourches et haches à marc de raisin.

(1) « colle » équipe de vendangeurs dans une vigne
(2) « banastou » : Ce mot vient de « banaste » c’est à dire le panier, Dans l’ancien temps, le raisin était mis dans un panier d’osier avant d’être entassé dans la comporte.
 

Suite du récit... cliquez

 

Retour au sommaire "La vigne"             D'autres écrits de Robert Guiraud